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La mémoire : une approche interdisciplinaire
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Gabriel GANDOLFO et Paul-Antoine MIQUEL
paru dans Biologie Géologie n° 2-2008

Sous la forme de questions-réponses, la mémoire, vaste thème s’il en est, est présentée sous le double éclairage de l’épistémologie (par P- A. Miquel) et des neurosciences dans ses composantes physiologique, psychologique et clinique (par G. Gandolfo).

Qu’est-ce que la mémoire ? Le concept a-t-il évolué ?

G. Gandolfo : La mémoire regroupe plusieurs phénomènes très différents, par- fois incompatibles. En tant que faculté de conservation et de rappel des états de conscience passés, elle renvoie à la condition humaine. Seul truchement de toute la vie psychique consciente, elle représente le pivot de l’ensemble des facultés mentales (pensée, créativité, fantaisie, langage, jugement, réflexion, action, rêve, hallucination, etc.), se situe à la croisée des aspects intellectuel et affectif de l’individu, se trouve au carrefour entre la personne et la collectivité. Si la mémoire est d’abord individuelle (mémoire transactionnelle) et résulte du processus de l’apprentissage, elle permet avant tout de survivre et de s’adapter au monde environnant. Mais au- delà de l’événementiel dont elle est la gardienne, se souvenir, c’est également le fait qu’elle persiste en dépit de la mort des neurones et de la personne, « car le disparu, si l’on vénère sa mémoire, est plus vivant et puissant que le vivant », disait Antoine de Saint-Exupéry. La mémoire collective fonde l’identité de tout groupe social. Elle est alors une forme d’immortalisation transgénérationnelle : monuments, musées, plaques de rues, bibliothèques, archives et, plus récemment, banques informatiques de données, n’existent que dans ce seul but. L’anamnèse (du grec âna : remontée, et mnémè : souvenir), qui est la faculté, propre à l’Homme selon Aristote, de rappeler volontairement un souvenir d’origine empirique et de le localiser dans le temps et que la médecine utilise dans toute enquête diagnostique pour reconstituer le passé de la maladie, forme alors le lien qui unit mémoire transactionnelle et mémoire collective dans la mesure où, dans la psychanalyse jungienne, elle découvre des archétypes qui n’appartiennent déjà plus à l’individualité du patient, mais bien à l’inconscient collectif.

Toutes les civilisations, orales, gravées et écrites, ont ainsi privilégié la conservation des expériences communes au groupe : l’histoire de la cité, la tradition eth- nique, les religions, les codes des lois, le patrimoine national, etc. L’exemple est biblique : l’Arche de Noé n’est pas la préservatrice d’un zoo privilégié, mais bien plutôt la dépositaire symbolique de toutes les connaissances antédiluviennes. La transmission du savoir s’est d’abord faite de bouche à oreille, ce qui a magnifié la mémoire, laquelle a atteint son acmé chez Homère, considéré comme le dernier des aèdes. L’oralité conserve encore de nos jours toute son importance si l’on pense à la formule fameuse lancée à la tribune de l’UNESCO par le conteur malien Amadou Hampaté Ba : « En Afrique, un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brû - le ». L’invention de l’écriture à Sumer vers 3000 av. J.-C. ouvrit alors une période critique. Grâce d’abord à la tablette de cire sur laquelle le scribe grattait avec son calame, puis au volumen (rouleau de peaux ou de papyrus), au codex (carnet de bois), au pergamenum (parchemin), enfin au biblos (livre), elle favorisa la mémoire collective comme le justifia dans ses Histoires Hérodote d’Halicarnasse quand il relate que les Ioniens dès le IIe millénaire écrivaient sur des peaux de chèvre et de mouton... « pour empêcher que ce qu’on fait les hommes avec le temps ne s’efface de la mémoire et que de grands et merveilleux exploits accomplis tant par les Grecs que par les Barbares ne cessent d’être renommés. » Car cette mémoire-là est bien indissociable du souvenir qu’un événement ou une personne laisse à la postérité. Elle revêtit de fait une importance cardinale en fondant « la nation (qui) est faite d’un legs de souvenirs » selon l’heureuse expression d’Ernest Renan. En revanche, l’écriture ne risque-t-elle pas d’altérer alors la mémoire transactionnelle ? Platon l’a en tout cas souligné dans Phèdre : « Car cette connaissance aura pour résultat, chez ceux qui l’auront acquise, de rendre leurs âmes oublieuses, parce qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire (...). Ce n’est donc pas pour la mémoire, c’est pour la remémoration que tu as découvert un remède ». D’ailleurs, l’historien Pierre Chaunu (1981) affirmera à juste titre que la culture antique est une culture mixte de l’écriture et de la mémoire. Ce qui explique également que la tradition orale a été durable- ment considérée comme un moyen plus sûr que l’écrit et qu’aussi bien le Talmud que le Coran ont été pendant très longtemps récités et non lus, tout comme les textes massorétiques continuent de nos jours encore à être transmis oralement. Une polémique similaire resurgira curieusement bien des siècles après, avec l’invention de l’ordinateur et de sa mémoire électronique, faisant craindre de rendre la mémoire humaine obsolète (Estes, 1980). On écrirait ou on digitaliserait donc parce que l’on douterait de sa mémoire ? Mais l’archivage stérile en vue de la simple remémoration (mémento) ne supprime en rien l’impérieuse nécessité de la réflexion critique, donc d’une mémoire personnelle dynamique et constructive, qui permet d’apprécier l’information reçue et d’en évaluer la situation spatio-temporelle, ce qui la rend inégalable. C’est donc peut-être bien parce que les Anciens n’y voyaient surtout qu’une simple faculté de répétition, peut-être aussi à cause du palimpseste qui la caractérise

se, que la mémoire individuelle, contrairement à la mémoire collective, n’a pas toujours bénéficié au cours de l’histoire de la pensée de la considération qu’elle mérite pourtant. Elle agitera ainsi longtemps le champ clos des philosophes qui articuleront leur réflexion principalement sur le pourquoi et le comment de la mémoire (doc. 1) et il faudra attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour que son étude devienne enfin véritablement scientifique : l’approche psychologique s’intéressera surtout à l’information contenue dans le message, à ses conditions de réception et de restitution par l’individu et aux variations enregistrées dans le comportement de celui-ci permettant d’inférer l’existence de certaines structures et leur mode de fonctionne- ment ; les approches neurophysiologique et pathologique, par le biais de l’expérimentation animale et des observations cliniques, viseront de leur côté à identifier les structures nerveuses jouant un rôle dans la mémoire, à connaître leur poids relatif dans les comportements mnémoniques et à analyser les bases moléculaires pour mieux en comprendre les mécanismes. Toutes ces voies d’étude convergeront par- fois, mais pas toujours, ce qui rendra difficile l’élaboration d’une théorie générale de la mémoire.

P.A. Miquel : J’insisterai sur deux points. Le premier est la question de savoir si la mémoire est une « faculté » d’une part et si elle est seulement une faculté de « conservation » et de « rappel » des états de conscience passés. Le mot « faculté » laisse entendre en effet que la mémoire est toujours présente à l’esprit précisément parce qu’elle est d’ordre psychique et qu’elle est donc précisément autre chose qu’un phénomène physique. On peut observer un phénomène, mais on ne peut pas observer une faculté. Nous sommes ainsi engagés subrepticement vers une approche dualiste du problème de la mémoire. Nous pouvons supposer que cette faculté, com- me les souvenirs, sont des réalités immatérielles, des réalités qui ne sont donc pas localisables spatialement. Il me semble que l’un des acquis de la neurobiologie contemporaine et des techniques d’imagerie et de cartographie du cerveau est bien de montrer qu’il n’en est rien. Il est possible de repérer ainsi quelle zone du cerveau s’allume lors de la lecture, de l’écriture, ou lorsque nous pratiquons le calcul mental. Il est possible de trouver les altérations cérébrales spécifiques qui se développent lorsqu’un être humain est atteint d’une maladie neuro-dégénérative, comme par exemple dans le cas de la maladie d’Alzheimer. Mais J. Fodor a cependant mis longtemps l’accent sur le caractère non modulaire des fonctions supérieures du cerveau et même J.-P. Changeux que l’on peut difficilement qualifier de penseur spiritualiste met l’accent sur la différence entre l’espace de « travail neuronal global » (global work space) et ce qu’il nomme dans le sillage de Fodor « des processeurs spécialisés modulaires ».

Cette reconnaissance ne résout donc pas tous les problèmes. Elle conduit simplement à leur reformulation. Si nous entendons par mémoire, comme le font les psychologues, les processus « d’encodage », de « stockage » ou encore de « récupération » des représentations mentales (voir Comment la mémoire a-t-elle évolué chez l’animal et chez l’Homme ?), nous ne comprenons toujours pas en quoi consis- te une « représentation mentale » et l’on est enclin à concevoir les questions de psy- chologie de la mémoire sur le même mode que celles de stockage de données sur le disque dur d’un ordinateur. Nous avons affaire au contraire ici à des fonctions asso-

ciatives complexes dont procède la conscience supérieure humaine. Les cartographies en question ne marquent donc que l’existence d’une solidarité entre l’esprit et le cerveau. Mais elles ne nous font pas avancer beaucoup dans la compréhension du concept de « représentation », ni dans celle de la réduction du souvenir à un stockage de représentations. Elle nous font quand même avancer sur un point important, l’idée que l’on puisse corréler la manière dont certaines zones du cerveau s’allument ou s’éteignent avec celle qu’il existe plusieurs formes de mémoire. Puisque la mémoire à court terme n’est sans doute pas le même processus neurobiologique que celui propre à la mémoire à long terme, ce qui est mis à la peine est précisément l’idée que la mémoire serait une faculté du sujet humain, au même titre que l’entendement ou la volonté. Personne aujourd’hui ne défend plus cette hypothèse. On pourrait peut-être plutôt la nommer une disposition ou une capacité.

Quoiqu’il en soit il nous semble que l’imagerie cérébrale nous fait également et paradoxalement sortir de la représentation naïve du souvenir, comme « un objet mental » stocké et conservé dans le cerveau. Si nous relions en effet le souvenir à l’activation d’un processus cérébral, c’est à condition pour le moins de mettre en valeur le caractère systémique et dynamique de ce dernier, même les plus réductionnistes des neurobiologistes le reconnaissent. Ils ont tous en tête pour essayer de la penser, le modèle du « réseau d’automates parallèle et distribué » dont le fonctionnement fait surgir des propriétés génériques ou encore émergentes. Le souvenir n’est pas une molécule, et ce n’est donc pas en traquant la molécule ou le neurone que nous allons mieux comprendre la mémoire. Ce point nous semble bien marquer une véritable révolution épistémologique.

En quel sens à présent peut-on dire de la mémoire (pour autant qu’il n’y en ait qu’une) qu’elle est un « rappel d’états de conscience passés » ? Je voudrais mettre ici l’accent sur deux problèmes. Le premier est le caractère intentionnel et vécu de la mémoire humaine en tant que propriété spécifique de l’esprit, même si nous n’en- tendons pas par esprit l’existence d’une entité immatérielle qui n’est pas solidaire du cerveau, même si nous refusons de « substantialiser » l’esprit. Demandons-nous : puisque le cerveau est le siège de l’esprit, cela signifie-t-il que le cerveau est l’es- prit ? On peut se référer ici à l’exemple classique de la chambre chinoise proposé par J.-R. Searle. Je reçois sur des écrans dans une pièce des caractères chinois que je ne comprends pas. Mais je dispose de modèles de caractères et de règles toutes faites, d’algorithmes, pour produire certaines suites de caractères en fonction des caractères qui apparaissent sur l’écran. De cette manière est-il concevable que je puisse donner une bonne réponse à une question qui m’est posée sur l’écran sans rien comprendre au chinois ? La réponse est non. La sémantique du contenu mental est autre chose que la syntaxe d’un programme informatique, selon Searle. Mais comment s’y prendre pour l’expliquer ?

Les réponses signifiantes du langage humain à des questions posées ne dépendent pas que de stimuli externes, comme les données qui sont reçues sur l’écran, dans l’expérience de la chambre chinoise. Imaginons que je reçoive sur l’écran la phrase : « Paul-Antoine croit que la lune est rouge ». Il est impossible d’observer directement ce que croit Paul-Antoine. Pourtant celui qui entre en dialogue avec moi va me répondre, non pas en fonction des données sensorielles qu’il reçoit du visage de Paul- Antoine ou de ses mains ou même de son cerveau, mais bien plutôt en fonction de la certitude qu’il a que ce cerveau est habité par des croyances que Paul-Antoine interprète comme telles. Ce que va faire mon interlocuteur va donc dépendre du statut et de la valeur qu’il va donner à cette manière que j’ai dans différents contextes et à différentes périodes de ma vie d’interpréter mes croyances, et non pas simplement des informations qu’il reçoit sur moi ou sur mon corps. Il faut comprendre à rebours alors que le langage de ces croyances, de ces douleurs, etc. n’est pas un langage mental privé et intime enfermé dans la forteresse de l’esprit. Il dépend de signes que j’interprète, y compris de signes visibles sur mon visage et sur celui de mon interlocuteur. S’il pense à cette phrase, parce que je viens de la prononcer en éclatant de rire, il ne lui donnera pas la même signification que si je la prononçais dans un hôpital psychiatrique, alors même que mon interlocuteur serait un ami venu me rendre visite. Il ne me paraît pas raisonnable de réduire une telle propriété aux propriétés qui émergent d’un réseau d’automates parallèle et distribué. Il y a là quelque chose de bien plus spécifique et de toujours complètement énigmatique.

Enfin je voudrais me demander si le rappel de l’information passée est la même chose que l’appel au souvenir. Je partirai d’un épisode littéraire célèbre : « Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit. Et, pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait dés-ancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement ; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées. Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l’insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne peux distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m’apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s’agit. Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émou - voir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s’il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre importante, m’a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine. Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul ». On voit bien dans l’exemple que l’appel au souvenir n’est en rien un rappel du passé. Le mécanisme du rappel est actionné de nombreuses fois par le narrateur sans aucun succès. Faut-il dire le mécanisme ? Ne faut-il pas plutôt dire l’automatisme ? L’appel au souvenir n’est pas entendu immédiatement. Ce n’est donc pas simplement non plus un appel conscient et intentionnel. Il s’agit de plus. Il faut que le narrateur « goûte » la « petite madeleine » pour que le souvenir revienne. C’est dire que ce souvenir est inséparable de ce qu’il fait au narrateur. Il n’est pas un simple fait, ou effet du rappel que nous évo - quions. Il est vécu. Mais ensuite le souvenir n’est pas un simple passé qui revient, au sens où le passé serait un ancien présent. L’ancien présent s’est enfui. Celui qui surgit n’a rien à voir avec le premier. Il n’est pas seulement replié dans le présent. Il devance l’image ou l’attente du narrateur. Ce qu’il voit du passé n’a de sens qu’à travers ce devancement, cette nostalgie d’un temps disparu qui donne toute sa charge esthétique à ce passage et qui n’a rien à voir avec ce que ce dernier avait vécu autrefois. Quelque chose grandit soudainement et s’amplifie en lui, quelque chose qui n’existait pas alors. La mémoire est donc habitée par cette dimension nouvelle du passé, du souvenir. Cette dimension de « devancement » qui montre le caractère non entièrement spatial du passé qui coexiste avec le présent, un passé qui n’est ni un prédicat dont le présent serait la substance, ni non plus une sorte de fond psychique de la mémoire dont le présent dépendrait essentiellement.

Comment la mémoire a-t-elle évolué chez l’animal et chez l’Homme ?

G.G. : La mémoire est née en même temps que la fonction nerveuse, autrement dit chez les protozoaires puisqu’on a pu obtenir un réflexe d’arrêt conditionné chez la paramécie (voir Gandolfo, Biologie-Géologie, 3-2004, p. 513-14) : mais il s’agit ici d’une forme très élémentaire de mémoire avec une base chimique probable. Les conditionnements classiques apparurent chez les animaux dotés de synapses, puis se perfectionnèrent. Ceci dit, si une méduse ou un mollusque est capable d’apprendre, ce ne sera bien évidemment pas la même chose qu’une abeille, un oiseau ou un singe. Leur mémoire respective adopte toutes les complexités évolutives de leur système nerveux qui sont étroitement liées aux conditions de vie auxquelles ils doivent s’adapter. Il est difficile de parler d’organe de la mémoire chez les animaux les plus simples (éponges, méduses, coraux) qui ne possèdent qu’un réseau diffus de neurones. Mais ce n’est pas plus aisé chez la pieuvre, un mollusque pourtant évolué, dont les huit lobes cérébraux ainsi que toutes les entrées sensorielles et les sorties motrices sont impliqués dans la mémoire tactile et gustative. Pour se cantonner à la seule mémoire sensorielle, on peut sommairement schématiser le passage d’une mémoire purement instinctive, réflexe et innée chez les êtres les plus primitifs à une mémoire émotionnelle avec l’apparition du système limbique du cerveau chez les reptiles et enfin une mémoire analytique quand le néocortex va se développer chez les mammifères. Seule la biologie cellulaire et moléculaire offre une base commune de compréhension de toutes ces mémoires quand elle montre que l’apprentissage se traduit schématiquement par la formation de nouveaux circuits neuronaux ou la déformation de circuits préexistants en modifiant les synapses selon un processus

extrêmement flexible (voir Quels sont les mécanismes cellulaires et moléculaires de la mémoire ?).

Chez l’Homme, l’émergence du langage articulé lui a permis de transmettre son héritage culturel par une autre forme de mémoire et un nouveau principe de traite- ment de l’information : la pensée abstraite va ainsi autoriser le développement d’une culture mentale mythique et linguistique (voir Gandolfo, Biologie-Géologie, 4- 2006, p. 730 à 733). Tester cependant l’évolution ontogénique de la mémoire chez le bébé qui n’a pas encore acquis le langage n’est certes pas simple, mais on a pu mettre en évidence que le nouveau-né peut reconnaître déjà une mélodie perçue en fin de grossesse, identifier la voix, le visage et l’odeur de sa mère, que le nourrisson développe une forme immédiate et une forme différée de la mémoire des gestes (voir Gandolfo, Biologie-Géologie, 4-2006, p. 744-45). A partir de l’âge d’un an, l’enfant commence à apprendre les faits culturels et sémantiques et met progressivement en place des stratégies de mémorisation. La mémoire épisodique, celle de ses souvenirs autobiographiques, ne se stabilise que vers l’âge de 4 à 5 ans avec la maîtrise du langage et le raisonnement logique seulement après 12 ans selon la théorie piagétienne. Mais la maturation du cerveau est loin d’être achevée à l’adolescence : diverses études, entre autres au moyen de l’imagerie par résonance magné- tique (Giedd, 2004), ont montré jusque vers 20 ans un remodelage cérébral, notamment du cortex préfrontal dont dépend le fonctionnement de la mémoire de travail, mais aussi du cervelet et de l’hippocampe, deux structures impliquées dans la mémoire procédurale et spatiale. Ce ne sera donc qu’au début de l’âge adulte que l’Homme pourra utiliser pleinement sa mémoire dans toutes ses composantes (voir Comment se forment et s’organisent les souvenirs ? Combien durent-ils ?).

Comment se forment et s’organisent les souvenirs ? Combien durent-ils ?

G.G. : Un souvenir peut durer de quelques secondes seulement à une vie entière ! Son parcours va dépendre de la chronologie du processus de mémorisation, qui s’effectue en trois étapes successives : l’encodage, le stockage et la récupération des informations. L’encodage correspond à l’acquisition des données à la suite de l’apprentissage, lequel comporte toujours une phase de perception sensorielle : captées par les récepteurs, les informations sont véhiculées jusqu’au cortex cérébral où elles sont modifiées en représentations mentales (ou mnésiques), ce qui permet de continuer à percevoir les éléments de la scène à laquelle on vient d’assister, alors même qu’ils ont pu déjà disparaître. L’image mentale de la scène perçue s’élabore grâce aux assemblées cellulaires (voir Gandolfo et Grammont, Biologie-Géologie, 2- 2005, p. 296), des réseaux fermés et imbriqués de neurones formant des circuits réverbérants au sein desquels la circulation des influx nerveux est auto-entretenue, ce qui permet à l’activité bio-électrique de perdurer bien après que la stimulation sensorielle causale ait cessé. Ainsi se constitue la trace mnésique du souvenir : cet engramme, inscrit dans le cerveau par une modification du milieu et qui influence- ra le comportement ultérieur, est d’abord dynamique, labile et vulnérable.

qui ne dure que quelques fractions de seconde, forme la mémoire iconique et donne les souvenirs les plus fugitifs. Pendant quelques minutes, les neurones sensoriels stimulés sont capables de restituer directement l’information, à condition qu’il n’y ait aucune interférence, généralement due à deux classes indépendantes d’items à mémoriser et qui entrent en compétition lors du rappel : par exemple, lors de l’apprentissage de l’anglais en seconde langue, on oublie de mettre deux d au mot address à cause d’une compétition entre les deux orthographes, anglaise et française (l’interférence est ici proactive, c’est-à-dire produite par une information antérieure). L’interférence peut être aussi rétroactive quand une nouvelle tâche s’interpose lors d’un apprentissage : si on vous pose ainsi des questions entre le moment où vous mémorisez un numéro de téléphone dans l’annuaire et celui où vous le composez. Cette mémoire, de capacité limitée, est dite immédiate et les souvenirs qui s’y rattachent sont brefs. La mémoire à court terme reste encore fragile et peut durer quelques heures après l’apprentissage : les souvenirs demeurent labiles. L’information encodée ne pourra se maintenir que si elle est consolidée grâ- ce à un travail cognitif faisant intervenir la répétition mentale, le raisonnement, la compréhension et l’intégration des données nouvelles aux plus anciennes par com- paraison, classement chronologique et hiérarchique : dans cette mémoire de travail, les souvenirs sont conservés le temps nécessaire à une activité donnée (de calcul mental par exemple), le stockage étant encore temporaire et la consolidation, qui est progressive, pouvant échouer à tout moment selon le contexte. On parle parfois de mémoire à moyen terme : c’est celle qui permet, par exemple, de retrouver le soir l’endroit où vous avez garé la voiture le matin, à condition de ne pas subir entre- temps une perturbation interférente dans votre vie sociale, professionnelle ou privée. Une fois l’engramme dynamique consolidé en engramme structural (grâce à un codage topologique, un circuit réverbérant, jusque-là temporaire, va devenir préfé- rentiel par stabilisation de son activité synaptique), les souvenirs sont stockés dans une mémoire à long terme organisée où ils seront disponibles pendant des semaines, des mois, des années, voire persisteront toute notre vie sans décliner (c’est la mémoire permanente) sous réserve d’être entretenus par une évocation régulière : c’est ainsi que les élèves retiennent leurs leçons. La récupération enfin, se traduit par la capacité de restituer les informations antérieurement transformées en représentations mnésiques. Elle peut être spontanée quand, par association intellectuelle ou émotionnelle, on évoque en cascade, à partir d’un simple détail, tout un ensemble de souvenirs. On peut aussi volontairement rechercher un souvenir précis à partir d’une trame complexe où ont été schématisés les nombreux aspects contextuels lors de l’acquisition. L’évocation du souvenir s’effectue alors grâce à deux types d’indices de récupération, véritables clés d’accès à notre mémoire : la reconnaissance, si on accède à une représentation mnésique associée à une information perceptivement disponible (c’est le cas avec les Questionnaires à Choix Multiple ou QCM), et le rappel, en l’absence d’équivalence perceptive (c’est la question classique de syn- thèse lors d’un examen). Mais si les indices de récupération sont inappropriés, com- me sémantiquement trop différents des conditions contextuelles de l’encodage, l’ac- cès à la représentation mnésique ne se fera pas et le souvenir ne pourra être évoqué momentanément (c’est le « mot sur le bout de la langue »), quitte à l’être plus tard en augmentant le champ d’activation sémantique autour de l’élément à retrouver.

A côté de ce processus temporel de la mémoire, il y a aussi tout un aspect catégoriel. Car la mémoire n’est pas unique et les souvenirs peuvent donc être catégorisés. Il existe tout un ensemble de modules mnémoniques qui se connectent entre eux pour former des associations, à commencer par les mémoires visuelle, auditive, tactile, olfactive et gustative, qui constituent les portes d’entrée de nos souvenirs. Auxquelles il faut rajouter chez l’Homme doté du langage articulé, la mémoire lexicale (elle contient les mots mais dépourvus de leur signification) et sémantique (avec le sens des mots et des choses), ce qui lui permet de construire des modèles mentaux, aussi bien concrets qu’abstraits : il s’agit de la mémoire de l’intelligence, de la création et de la pensée. Avec la mémoire épisodique (qui concerne les épisodes marquants de notre vie, notre autobiographie) indissociable de la mémoire chronologique (qui classe chaque événement sur l’échelle des temps), tout cet ensemble constitue la mémoire déclarative, celle des personnes, des lieux, des objets et des événements, que l’Homme peut exprimer verbalement et dont la reconnaissance est explicite, consciente. Mais il existe également une forme implicite, sans réminiscence consciente des épisodes passés, appelée mémoire procédurale, consécutive à tous les conditionnements perceptivo-moteurs et les apprentissages d’adresse non ou peu verbalisables tant ils sont noués de routines, de procédures motrices et cognitives répétées : c’est la mémoire de nos aptitudes perceptives et motrices, celle de nos gestes, de nos habitudes, de nos automatismes. Plus une tâche permet à l’individu de développer des représentations mentales de haute qualité, plus ces dernières accéderont à la conscience : le traitement de l’information se situant dans un continuum entre inconscience et conscience, on peut donc passer d’une forme implicite, spontanée, à une forme explicite, volontaire, de mémoire et inversement (c’est par exemple le cas avec la conduite automobile dans laquelle alternent les gestes automatisés et les gestes volontaires selon la situation). Sans oublier enfin d’autres catégories encore plus spécifiques : mémoire somatique (on se souvient des sensations corporelles), émotionnelle (on se souvient des émotions), musicale, des visages, des voix, etc.

Un souvenir résulte ainsi d’un mélange d’informations sensorielles lors d’un épisode vécu dans un certain contexte spatio-temporel, mais aussi personnel, lié aux capacités d’analyse, d’attention et aux émotions de chacun d’entre nous. Il fait donc intervenir toutes les catégories de mémoire et leur évolution respective dans le temps. Le cerveau procède à l’organisation des souvenirs par un système de classe- ment, de référencement et d’arborescence. Par exemple, si on vous montre l’image d’une abeille, votre mémoire visuelle se connecte à votre mémoire lexicale pour trouver le mot, lequel fait appel à votre mémoire sémantique pour en déchiffrer le sens, mais d’autres connexions pourront s’effectuer avec la mémoire émotionnelle pour évoquer la peur (on a déjà été piqué) ou la mémoire gustative parce qu’on aime le miel, etc. Avec les connaissances nouvellement acquises, le cerveau crée sans ces- se de nouvelles catégories et reclasse les anciens souvenirs. Au moment de la for- mation du souvenir, il en éparpille les différents éléments d’information, plutôt que de le stocker dans un emplacement précis, mais ils seront synchronisés et intégrés dans le lobe frontal pour en établir une représentation interne sous forme de carte neuronale, laquelle décrit le circuit reliant les différentes assemblées neuronales activées de façon synchrone lors de l’épisode vécu. Retrouver un souvenir, c’est donc réactiver cette carte et le reconstruire, complètement ou partiellement, à partir de ses divers éléments constitutifs : le souvenir rappelé redevient labile et malléable et un processus de reconsolidation renforcera la trace mnésique. Chaque évocation active ainsi un souvenir temporaire, différent de celui qu’autrui peut avoir du même épisode vécu, mais aussi variable chez le même individu lors d’évocations successives, car les changements survenus au cours de la vie empêchent de maintenir constants les souvenirs et que la reconstruction du passé se fait en fonction d’un pré- sent influencé par nos humeurs, nos objectifs, nos espoirs ou nos désillusions.

P.A.M. : Derrière une question apparemment purement factuelle se pose un problème conceptuel important, celui de la distinction entre l’aspect temporel de la mémoire et son aspect catégoriel. Il semble par exemple que la reconnaissance d’une personne passe par la perception de la couleur, l’analyse de la forme, la reconnaissance du visage, etc. Il faut donc aussi un système de « classement » pour mettre en relation ces différents « modules » de l’esprit humain. La mémoire aurait donc partie liée avec ce système de classement. La conception fonctionnaliste de l’esprit humain proposée par Fodor est présente en filigrane derrière l’usage de ces concepts.

Jerry Fodor (1983) se propose lui aussi de sortir de la psychologie des facultés en développant une approche « cognitive ». Mais que veut dire ce mot ? Il a une ambition métathéorique. Il s’agit d’étudier les structures de l’esprit, de dégager cognitivement les principes de la machine à connaître. Mais c’est en même temps une machine plus singulière qu’on le croit. La thèse de la modularité de l’esprit est à double tranchant. Fodor établit une distinction nette entre perception et cognition qui nourrit au niveau épistémologique la croyance en une distinction tranchée entre observation et théorie. Il y aurait des domaines de la perception qui fonctionnent comme des systèmes périphériques totalement étanches et non influencés par la cognition. Il faudrait les distinguer des systèmes cognitifs centraux, comme ceux que l’on vient d’évoquer de « classement » ou « d’arborescence » des différentes catégories de souvenirs.

Il faut souligner immédiatement ensuite que Fodor n’est pas strictement réductionniste. Dans un module, les mêmes éléments peuvent remplir des fonctions différentes et inversement on peut faire remplir la même fonction par des éléments distincts. Il ne s’agit donc pas de réduire la fonction psychique au support neurobiologique. La même fonction peut être accomplie à partir de supports maté- riels distincts. Mais l’inverse n’est pas vrai, avec le même support matériel et la même structure, un système perceptif fonctionnera de la même manière. Chaque sous-système se comporte plutôt comme une sorte de programme d’ordinateur voué à accomplir une tâche. Il y a un langage spécifique à travers lequel chaque système périphérique accomplit sa tâche de manière quasi-computationnelle. Il ne faut donc pas confondre le hardware neurobiologique et le software psychologique. Mais il suppose en même temps que toute donnée reçue par les organes des sens est traitée automatiquement par ce programme dont les aspects importants ne sont que des aspects formels et syntactiques. La pensée perceptive existe, mais elle est une sorte de machine intérieure conçue dans un certain langage : the language of thought.

Pourtant Fodor reconnaît en même temps que cette approche cognitive est de peu d’utilité pour comprendre le fonctionnement des systèmes centraux. Et là est la véritable énigme. Le philosophe américain est influencé par Quine, qui a bien montré qu’il y a une dimension holiste d’approche des problèmes sémantiques en philosophie du langage. Mais il n’en souligne pas la conséquence cruciale que nous avons évoquée précédemment : toute pensée humaine se réfère à un interprétant et n’a de sens que dans ce cadre. On peut supposer qu’il existe des systèmes périphériques qui fonctionnent de manière autonome, mais cela n’explique en rien l’énigme centrale qui est aussi au cœur du problème de la mémoire. L’esprit ne fonction- ne pas comme un programme d’ordinateur séquentiel, puisqu’il ne fonctionne pas par simple application de règles syntaxiques en vertu des informations qu’il reçoit. Cela ne signifie pas pour autant que le langage de la pensée est purement intérieur. Bien au contraire. Imaginez un écureuil dans un parc, nous sommes d’accord sur le fait que vous ne pouvez pas séparer cette image de ce que cela vous fait de la voir, à vous qui l’interprétez. Par exemple cela vous incite à la rêverie, à prolonger et à renouveler une promenade avec votre enfant. Mais cette sphère du vécu est-elle purement immanente à la conscience ? Pouvons-nous assimiler ce que cela vous fait de voir un écureuil à l’idée d’une « visée en général » (Benoist, 2005) ? Bien sûr que non. Cela fera un effet tout à fait différent à un Anglais ou à un Américain qui le prendra plutôt comme un sale petit rongeur qui vient fouiller dans les poubelles. L’intentionnalité est donc contextuelle. Il y a toujours un arrière plan de l’intentionnalité. Il est clair que cette analyse est de grande importance pour comprendre le concept philosophique de mémoire.

Nous sommes encore loin du compte en affirmant cela. Des comportements intentionnels ne sont pas des comportements conscients et nous ne prétendons pas fournir ici une théorie de la conscience et de la place de la conscience dans la caractérisation de la mémoire humaine.

Quel est le rôle des émotions et du sommeil ?

G.G : Leur rôle est majeur. Dans un environnement comportant de nombreux risques, animaux et humains durent réagir très vite face au danger : l’anxiété modérée, l’eustress (voir Gandolfo, Biologie-Géologie, 3-2007, p. 499-500) sont ainsi des constantes de l’apprentissage et le fruit de la sélection naturelle. Plaisir et motivation jouent de leur côté dans la recherche d’une récompense, d’une gratification bien utile, d’où l’apparition du système limbique. En conférant un contenu émotionnel à la perception sensorielle, le système limbique va la structurer. Et se souvenir d’une information riche en émotion sera en général facilité. Parmi les structures limbiques, le complexe amygdalien a une fonction cardinale en tant que source de l’émotivité et lieu probable de stockage des souvenirs émotionnels. Si la période de vie com- prise entre 15 et 30 ans est la plus riche en souvenirs, c’est parce qu’elle a été celle des choix professionnels et sentimentaux, donc affectivement très chargée. On sera plus enclin à se remémorer les épisodes biographiques chargés en émotions posi- tives (joie, bonheur, plaisir) que négatives (tristesse, peur, angoisse), sauf... les dépressifs ! Les émotions peuvent soit faciliter soit bloquer le processus de mémorisation, et, en cas de choc émotionnel particulièrement intense, soit faire revivre sous forme de cauchemars ou de résurgences inattendues l’épisode traumatisant (syndrome de stress post-traumatique), soit l’enfouir au plus profond de l’incons- cient (amnésie de guerre).

Si, de son côté, le sommeil ne permet pas l’acquisition de nouvelles données (les tentatives d’hypnopédie, c’est-à-dire d’apprentissage en dormant au moyen d’un magnétophone, ont lamentablement échoué), il offre par contre une protection à la trace mnésique récemment engrammée et peu stabilisée en éliminant toute interférence et concurrence. Le sommeil onirique (ou phase paradoxale, car caractérisée par des rythmes électro-encéphalographiques aussi rapides qu’en état d’éveil) semble surtout impliqué dans ce processus de consolidation mnésique, mais égale- ment dans le retraitement des informations en vue d’établir de nouvelles associations (une hypothèse sur le rôle du rêve en fait d’ailleurs le reflet de cette réorganisation des souvenirs). Plusieurs observations déjà anciennes sur les animaux et les humains vont dans ce sens : sommeil paradoxal plus abondant au début de l’onto- genèse, une période critique pour les acquisitions fondamentales ; accroissement de sa durée après une journée d’apprentissage ; corrélation entre son taux, réduit, et le déficit intellectuel (cas des débiles mentaux) ; perturbations mnésiques après une altération de la structure temporelle de l’individu (nuit blanche, travail posté, vols transméridiens, dépression...) ou après un recours aux somnifères qui diminuent le temps du sommeil paradoxal. Des travaux plus récents (Maquet et al., 2003) mon- trent que le sommeil paradoxal consoliderait davantage la mémoire procédurale (implicite) alors que le sommeil lent (caractérisé par d’amples ondes lentes) après le début de l’endormissement favoriserait plutôt la stabilisation de la mémoire épisodique (explicite). Quoi qu’il en soit, déjà le philosophe espagnol Juan Luis Vives (1492-1540), instigateur de la psychologie expérientielle et fin analyste de la mémoire et de l’association des idées, avertissait : « Si tu veux apprendre une chose par coeur, lis-la quatre ou cinq fois très attentivement le soir, puis couche-toi, et le lendemain matin, demande compte à la mémoire de ce que tu lui as confié la veille. » Mais si cette incitation n’a toujours pas perdu de son intérêt pédagogique, elle est nettement moins judicieuse chez l’adulte, plus fatigué en fin de journée et donc en déficit d’attention.

Quels sont les mécanismes cellulaires et moléculaires de la mémoire ?

G.G. : Ces mécanismes procèdent de la plasticité synaptique (voir Gandolfo et Grammont, Biologie-Géologie, 2-2005, p. 296 à 300), qui apparaît comme fonda- mentale pour le stockage de l’information par le système nerveux. En 1894, Santiago Ramon y Cajal (1852-1934) suggérait une théorie de la mémorisation selon laquelle l’apprentissage faciliterait l’expansion et la croissance de « protubé- rances » connectant les neurones entre eux (le mot synapse, que l’on devra à Charles Sherrington, n’existant pas encore), théorie qui fut négligée pendant plus d’un demi- siècle, car on lui préférait celles plus novatrices alors des biologistes et des psychologues du comportement, où l’apprentissage entraînerait des changements de champ électrique ou de gradients chimiques (Karl Lashley, Wolfgang Köhler), voire de la composition des acides nucléiques (Holger Hyden), d’où la tentative de réduire tout souvenir à la synthèse d’une protéine spécifique, telle la scotophobine (littérale- ment : protéine de la peur de l’obscurité) isolée par G. Ungar en 1972 chez des rats qu’il conditionna à inverser leur tendance nocturne naturelle.

Dans les années 1960, Eric Kandel proposa une approche radicalement réductionniste, partant du postulat que si des formes élémentaires d’apprentissage sont communes à tous les animaux dotés d’un système nerveux, il doit exister, dans les mécanismes de mémorisation, des caractéristiques conservées au niveau cellulaire et moléculaire qu’on peut étudier, non pas chez des mammifères au cerveau riche de dizaines de milliards de neurones, mais chez les invertébrés les plus simples : l’aplysie, sorte de limace de mer géante, ne possède ainsi qu’une vingtaine de milliers de neurones, dont beaucoup sont giganto cellulaires, donc facilement identifiables. C’est par la mémoire implicite que débuta l’étude des mécanismes moléculaires, sur un réflexe de défense, le retrait des ouïes par stimulation du siphon, qui peut être modifié par trois formes distinctes d’apprentissage : l’habituation, la sensibilisation et le conditionnement classique. A la fin des années 1980, Kandel aborda la mémoire explicite en étudiant chez la souris une structure cérébrale directement impliquée dans les phénomènes de mémoire complexe : l’hippocampe. L’ensemble de ses tra- vaux, lesquels furent couronnés par l’attribution du Prix Nobel de médecine en 2000, suggère que les stratégies cellulaires et moléculaires utilisées chez l’aplysie sont conservées chez les mammifères et que ce sont les mêmes qui sont employées dans le stockage de la mémoire aussi bien implicite qu’explicite, sous les termes respectifs de facilitation et de potentialisation. Globalement, les changements à court terme impliquent un système de messagers secondaires tels que l’AMPc (adénosine monophosphate cyclique) qui joue dans le contrôle de la solidité des connexions synaptiques et la régulation de la libération du neurotransmetteur (en général, le glu- tamate, un acide aminé excitateur utilisé dans la plupart des synapses excitatrices modifiables) par l’intermédiaire d’une protéine kinase dépendante de cet AMPc (PKA), permettant ainsi des modifications covalentes de protéines préexistantes, conduisant à des modifications de synapses préexistantes ; le stockage à court terme pouvant requérir différentes voies de signalisation. Les changements à long terme s’effectuent successivement au cours d’une phase précoce visant à accroître la trans- mission du signal (en jouant à la fois sur les terminaisons présynaptiques de maniè- re rétrograde et sur la sensibilité des récepteurs postsynaptiques), puis d’une phase tardive qui implique l’activation de nouveaux gènes – la PKA migrant à l’intérieur du noyau cellulaire active une cascade transcriptionnelle commençant avec le fac- teur de transcription CREB-1 (cAMP response element binding protein 1) -, ce qui induit la synthèse de nouvelles protéines et des changements structuraux (augmen- tation du nombre de récepteurs au glutamate, mise en place de nouvelles connexions synaptiques) ; le stockage à long terme n’utilisant qu’une voie principale de signa- lisation, celle impliquant la PKA et le CREB-1. On a longtemps cru ces change- ments définitifs et la consolidation subséquente de la trace mnésique permanente, le souvenir étant alors évoqué par sa simple réactivation. En fait, les modifications structurales durent autant que la mémoire comportementale et les nouvelles connexions synaptiques se rétractent progressivement à mesure que la mémoire s’efface. En effet, et c’est le principe même de la plasticité, il existe une réorganisa- tion fonctionnelle incessante des connexions synaptiques interneuronales en fonction de la situation (contextuelle, émotionnelle, thymique, humorale...) du moment. Chaque réactivation du souvenir, qui s’accompagne le plus souvent d’un remanie- ment du vécu, serait en fait sous-tendue par un processus de réenregistrement, autre- ment dit par de nouvelles potentialisations, permettant de le réinscrire dans la mémoire à long terme. La bascule entre mémoire à court et à long terme est réglée par des contraintes inhibitrices : les changements à long terme ne nécessitent pas seulement l’activation de gènes favorisant la mémoire, mais aussi l’inactivation de gènes suppresseurs de mémoire, tels que le facteur de transcription Ap/CREB-2 qui réprime l’effet activateur de CREB-1. Une levée de cette répression favorisera la mise en place de la mémoire à long terme. Les seuils de plasticité synaptique et de stockage sont déterminés par l’équilibre entre la phosphorylation de protéines induite par la PKA et leur déphosphorylation par des régulateurs négatifs, comme la calcineurine, une phosphatase sensible au calcium. Toutes ces études ont finalement montré que si la réponse d’une synapse dépend de la seule histoire de son activité dans la plasticité à court terme, elle est aussi déterminée, dans le processus à long terme, par l’état de la machine transcriptionnelle dans le noyau cellulaire.

Bien que le modèle actuel de la potentialisation partage des propriétés similaires à celles de la mémoire comportementale (la durée, à court et à long terme ; l’associativité ou non ; la coopérativité, dans la mesure où, en cas de sollicitation faible, ni potentialisation ni souvenir ne se forment ; la sélectivité, car seule la voie activée est renforcée et que l’entrée en mémoire est spécifique ; la dépendance enfin vis-à- vis de la stimulation électrique ou de l’expérience), qu’ont pu mettre en lumière l’approche corrélationnelle (les changements d’efficacité synaptique associés à un apprentissage), les tests d’induction (effets de l’apprentissage sur la potentialisation et inversement), les blocages pharmacologiques (inhibition de la surpolarisation membranaire, de la synthèse des protéines) ou encore l’étude d’animaux génétique- ment modifiés et présentant des déficits mnésiques, ce modèle donc, reste cependant largement artificiel car il fait souvent usage in vitro de tranches de tissu cérébral (d’hippocampe notamment) et in vivo de moyens techniques, autrement dit non naturels, de stimulation électrique. De plus, la potentialisation peut s’affaiblir alors même que la mémoire comportementale, qui est distribuée (voir Peut-on localiser la mémoire ?), est encore présente. Rien ne permet bien évidemment de penser que tel mécanisme décrit très précisément au sein de telle structure cérébrale dans cer- taines conditions particulières d’apprentissage et pour un aspect déterminé du processus de mémorisation, puisse être transposable à toute autre situation, dans une autre structure et pour tel autre aspect. Or, mimer les conditions naturelles d’un apprentissage, prendre en compte tous les aspects (cognitif, émotionnel, associatif, temporel) du processus de mémorisation, toutes les structures cérébrales impliquées (hippocampe, amygdale, néocortex, thalamus...) et les connexions synaptiques électivement concernées parmi toutes celles qui composent le maillage infini des réseaux de neurones, s’affranchir enfin des contraintes techniques imposées par le vivant, tout cela relève de la mission impossible. L’intérêt du modèle de la potentialisation, malgré son côté artificiel, demeure et réside dans l’illustration cellulaire de

’apophtegme selon lequel la mémoire ne s’use que si l’on ne s’en sert pas...

P.A.M. : L’expression de « mécanismes de la mémoire » me semble à la fois intéressante et imprudente. De quels mécanismes s’agit-il ? Des mécanismes neurobiologiques ou des mécanismes mentaux ? Nous ne prétendons pas refaire ici un état complet des connaissances. Nous allons simplement proposer quelques remarques. Tout d’abord nous avons des problèmes avec la perspective fonctionnaliste en phi- losophie de l’esprit. Nous ne pensons pas en effet que l’étude des propriétés de l’es- prit menée sans aucune préoccupation concernant son substrat matériel n’a aucun sens.

Y a-t-il des mécanismes neurobiologiques de la mémoire ? On pourrait évoquer l’apprentissage et l’effet Baldwin. Le concept de mémoire n’a plus une simple importance psychologique ou neurobiologique. Mais il devient alors un concept central pour interpréter et comprendre l’évolution. La capacité de mémoire introduit un biais dans la sélection des caractères héréditaires, dont on peut supposer qu’elle canalisera à terme ce que K. Waddington (1953) nommait « une assimilation géné- tique ». Mais cela ne nous éclaire en rien sur ce qui caractérise l’apprentissage en tant que phénomène biologique.

Plusieurs éléments sont néanmoins connus, dont certains viennent d’être rappe- lés supra. On peut relier par exemple « l’espace de travail global », à l’idée que plu- sieurs aires du cerveau fonctionnent en même temps de manière parallèle, non homogène et simultanément (voir Peut-on localiser la mémoire ?). Cela donne une certaine prise à la simulation de l’activité neuronale à partir de la méthode des graphes. On peut évoquer également le point sur lequel J.-P. Changeux a mis lour- dement l’accent : le processus partiellement génétique et essentiellement épigéné- tique de « stabilisation des synapses » par croissance, création de redondance, puis élagage et diminution de la connectivité du réseau. La création de redondance peut être assimilée à une production de variabilité. Rappelons enfin que les neurotrans- metteurs, et les molécules régulant leurs activités, comme l’AMPc et les protéines kinases permettent l’amplification ou l’inhibition des effets de coopérativité ou d’élagage à l’intérieur du cerveau. Nous avons bien là une série d’éléments qui mili- te pour une approche dynamique et non pas simplement mécanique de la morpho- genèse du cerveau sans l’étude de laquelle il est impossible de comprendre le pro- cessus de mémoire.

Cette approche pose de nouveaux problèmes épistémologiques. Présentons rapidement quelques éléments concernant le modèle du darwinisme neural proposé par le prix Nobel de médecine, G. Edelman. Des groupes de neurones entrent en compétition pour traiter les informations reçues dès le stade embryonnaire par le corps. Cette compétition sélective favoriserait la mise en place de réseaux associatifs, au sein du cortex ou d’aires particulières du cerveau, permettant ce qu’Edelman nom- me la « réentrance ». Des fibres « réentrantes » vont informer telle partie du cerveau du fait que dans telle autre, des neurones réagissent de façon synchrone à des stimuli externes ou internes. Ainsi se créent des unités de travail analogues à ce que l’infor- matique nomme : « réseaux de neurones formels ». Mettons l’accent ici sur le fait qu’on sort du modèle computationnel (voir Comment ont évolué les modèles de la mémoire ? Quelles en sont les limites ?). Les « réseaux » ne sont pas l’équivalent

d’un programme d’ordinateur séquentiel, même si on peut simuler leur activité avec l’aide d’un ordinateur. Pourrait-on parvenir de cette manière à modéliser la conscience ? En tout cas, puisque le renforcement des circuits ainsi sollicités induit la dégénérescence des autres, selon ce modèle, il semble ainsi que le comportement « puisse influer la structure qui lui donne naissance » (Feltz et al., 1999) et que l’on puisse donc parler de « causalité descendante ».

Peut-on localiser la mémoire ?

G.G. : Forte a toujours été la tentation de localiser les grandes fonctions psycho- physiologiques qui structurent la personnalité, et cela depuis l’Antiquité. La mémoi- re n’y a point échappé. Si Platon préféra se montrer évasif quant à l’organe pouvant la contenir, préférant placer l’intellect dans la tête, la volition dans le coeur et l’ap- pétence dans le foie, en revanche son principal disciple, Aristote, n’hésita pas à la situer dans le coeur à la même enseigne que la conscience, l’intelligence et les pas- sions : de cette vue cardiocentriste, il nous est d’ailleurs resté l’expression savoir par coeur. Il allait ainsi à l’encontre de Socrate qui, pourtant, avait donné son titre de noblesse au cerveau en y logeant mémoire, pensée, sentiments, imagination et intentions, mais sans plus de précision. Il faudra attendre le stoïcien Posidonios d’Apamée (v.135-50 ou 45 av. J.-C.) pour répartir l’imagination et la représentation dans le cerveau antérieur, la raison dans le cerveau moyen, la mémoire et l’entende- ment dans le cerveau postérieur. Et par un saut prodigieux dans l’histoire des idées que seul autorise le souci de condenser le propos, évoquons directement l’époque où la phrénologie resplendissait de tout son éclat avec la monumentale Anatomie et physiologie du système nerveux en général et du cerveau en particulier de Franz Joseph Gall (1758-1828) et Johann Kaspar Spurzheim (1776-1832), publiée de 1810 à 1819 chez F. Schoell à Paris, et dans laquelle pas moins de 27 facultés pri - mitives sont localisées dans autant de régions cérébrales : trois d’entre elles sont pré- cisément consacrées à la mémoire des choses et des faits, à la mémoire des per- sonnes et à la mémoire verbale. Mais les progrès techniques, notamment avec l’arrivée dans les années 1980 de l’imagerie cérébrale fonctionnelle, ont fini par avoir raison d’un putatif centre de la mémoire : nos souvenirs ne sont pas emmaga- sinés dans une zone déterminée de notre cerveau, même si certaines aires semblent jouer un rôle essentiel puisque leur lésion entraîne des dysfonctionnements mnémo- niques. C’est ainsi le cas de l’hippocampe, qui permettrait de consolider les souve- nirs, sans toutefois les stocker dans une mémoire permanente et de les transférer dans ce but vers le cortex cérébral. La controverse actuelle repose seulement sur le type de mémoire ainsi concerné : épisodique ou sémantique ? C’est aussi le cas de l’amygdale, une structure limbique, qui engrangerait les seuls aspects émotionnels de nos expériences mémorisées. Le cortex préfrontal jouerait dans la mémoire de travail en permettant de traiter plusieurs informations en parallèle. Le cervelet, de son côté, pourrait servir de lieu de stockage des apprentissages moteurs. En fait, ce serait plutôt l’ensemble des assemblées cellulaires et de leurs immenses réseaux de connexions synaptiques qui constituerait le support global de la mémoire, laquelle est... « une mosaïque de mémoires différentes, indépendantes tout en étant reliées. La mosaïque, au niveau philosophique, est un tout qui laisse une autonomie à ses parties » (Chapouthier, 2006).

Pourquoi certaines personnes ont-elles plus de mémoire que d’autres ? Est-elle illimitée ?

G.G. : Comme tout paramètre biologique, la mémoire présente une grande variabi- lité interindividuelle. La cause est plurifactorielle. Des études menées sur des jumeaux ont montré une importance équivalente de la génétique et de l’environne- ment. Les mécanismes de la mémoire reposant sur des protéines (voir Quels sont les mécanismes cellulaires et moléculaires de la mémoire ?), il n’y a donc rien d’éton- nant à ce que des gènes soient impliqués. Mais le milieu dans lequel l’enfant est ins- truit et éduqué joue aussi un rôle prépondérant : la richesse environnementale (diversité des objets, des formes, des couleurs, des sons, des odeurs, des expériences et des découvertes), la manière dont il reçoit les informations (joies et rires de la mère, explications passionnées du père, puis du professeur des écoles, favorisant la motivation) importent autant que le travail régulier de ses capacités sensori- motrices entretenues tout au long de la vie (expertise olfactive des oenologues ou des nez en parfumerie et visuelle des physionomistes professionnels, oreille musi- cale des compositeurs, dextérité des joueurs d’instruments à cordes...). Certaines personnes vont ainsi accumuler davantage de connaissances dans un domaine pré- cis (mémoire experte) ou élargir leurs performances à d’autres domaines (mémoire encyclopédique). Quand ces dernières deviennent véritablement exceptionnelles en retenant puis évoquant sans effort apparent une quantité extravagante d’informa- tions (mémoire absolue), on atteint alors les limites de la pathologie (voir Quels sont les autres types de troubles de la mémoire ? Quelles autres pathologies ont-elles une influence sur la mémoire ?). A cause justement de ces individus extraordinaires dotés d’une « mémoire d’éléphant », on a longtemps cru que la mémoire était illi- mitée. Pourtant, dès 1880, le psychologue allemand Hermann Ebbinghaus (1850- 1909) a montré qu’on arrivait à répéter à peine 40 % d’une liste de syllabes de trois lettres. Cette capacité limitée, appelée par la suite empan mnémonique, est due au nombre d’unités subjectives (qui est de 7 plus ou moins 2), et non pas objectives, que la mémoire à court terme peut traiter à la fois. Certes, après le processus de consolidation, la mémoire à long terme a une capacité bien plus importante, mais pour autant, elle n’est ni élastique ni illimitée. Aussi bien toute surcharge d’infor- mations demeure-t-elle néfaste à la mémoire.

Quelles sont les différentes formes de l’oubli ?

G.G. : L’oubli a toujours été générateur d’inquiétude. L’abondance des Mémoires, Souvenirs et autres Journaux intimes ne procède que de cette angoisse, qui n’est autre que celle de la mort, quelle soit biologique ou mentale, personnelle ou collec- tive. Ce serait oublier, c’est le cas de le dire, qu’en dehors de ses formes patholo- giques, l’oubli est un processus naturel, indispensable à la mémoire : « Il est quel - quefois utile d’oublier ce que l’on sait » ironisait Publius Syrus dans ses Sentences (Ier siècle av. J.-C.). En effet, il est normalement impossible d’enregistrer dans sa mémoire absolument tout ce que l’on perçoit à chaque instant. De même, il est impossible d’évoquer à un moment précis tous les souvenirs mémorisés. C’est tout simplement une question d’efficacité : construire des concepts, généraliser nos connaissances, les mettre à jour, tout cela nécessite de faire abstraction des faits mineurs ; à l’inverse, ne pas perdre les données fondamentales demande de négliger les éléments parasites. La signifiance des faits, on l’a vu, est déterminée par la char- ge affective qui s’attache aux événements vécus ou mémorisés. L’oubli forme donc un filtre nécessaire, mais ne revêt pas la même forme dans la chronologie du pro- cessus de mémorisation : soit il empêche la trace mnésique d’un épisode vécu insi- gnifiant de se former (mémoire à court terme) ou de se consolider (mémoire à long terme) et les informations qui y sont liées seront alors perdues à jamais, soit il fait en sorte qu’un souvenir déjà mémorisé n’accède pas à la conscience (remémoration) essentiellement pour des raisons affectives, mais dans ce cas-là, la trace mnésique n’est pas pour autant physiologiquement effacée puisque certaines méthodes d’anamnèse comme l’hypnose ou la psychanalyse permettent de ramener à sa conscience claire et vécue des souvenirs que le patient croyait oubliés ou voulait perdus, alors qu’ils étaient tout simplement refoulés au tréfonds de son inconscient, une telle résurgence participant, avec l’analyse du transfert et les abréactions, au processus de guérison. Une interrogation taraudante demeure cependant qui est de savoir à quel moment et dans quelles circonstances l’oubli naturel devient patholo- gique.

La dissociation entre oubli, processus physiologique de délestage d’informations, et amnésie (du grec amnesia : manque de mémoire), atteinte pathologique, n’est pas toujours très aisée. Ce qu’on appelle par exemple l’amnésie du sommeil, qui se traduit au réveil par l’absence de tout souvenir de notre activité mentale ou psychomotrice nocturne (rêves, cauchemars, somnambulisme, parler durant son sommeil), est une forme naturelle et quotidienne d’oubli. L’amnésie, quand elle est d’origine pharmacologique, peut même être parfois utilement recherchée : l’anes- thésie générale n’a pas ainsi seulement pour but l’absence de réaction à l’acte chi- rurgical, mais aussi l’effacement du souvenir de la douleur ou de tout autre événe- ment durant l’opération. L’oubli bénin lié à l’âge, qui n’est pas permanent et porte surtout de manière partielle sur le vécu personnel récent (mémoire épisodique) sans réellement affecter la vie quotidienne, même si le sujet en est extrêmement préoc- cupé et a tendance à le surestimer, cet oubli donc, procède du vieillissement physio- logique naturel : altérations de la biosynthèse des protéines et des neuromédiateurs, des grandes fonctions sensorimotrices, du sommeil, de l’équilibre thymique... Il n’a donc rien à voir avec l’oubli malin, véritable trouble pathologique associé aux

démences séniles et dont le malade n’a généralement guère conscience (c’est sou- vent l’entourage qui finit par s’en apercevoir). Le premier cas, Auguste D., une patiente atteinte de démence, d’hallucinations et de troubles de l’orientation, a été décrit en 1906 par le neuropathologiste allemand Aloïs Alzheimer (1864-1915). Le tableau clinique de la maladie d’Alzheimer est évolutif avec l’âge (dans la forme dite sporadique de la maladie) : troubles de la mémoire épisodique récente, oubli du mot et substitution inappropriée, difficultés à exécuter les tâches familières, déso- rientation spatiotemporelle, jugement affaibli, perte des notions abstraites (comme la signification des chiffres), objets égarés, changements d’humeur et de personna- lité (le malade passe rapidement des pleurs à la colère, de la peur à l’apathie, à la passivité). Les causes sont mal connues et on invoque tout aussi bien l’âge que les facteurs héréditaires (la forme dite familiale, qui débute précocement, avant 60 ans, ne concerne guère plus de 1 % des malades), les traumatismes, l’activité intellec- tuelle pauvre, les habitudes alimentaires, l’hypertension, le cholestérol, le traitement hormonal substitutif, etc. Ce qui explique la pluralité des tentatives thérapeutiques actuelles : médicaments cholinomimétiques ou inhibiteurs de l’acétylcholinestérase puisque l’acétylcholine semble être un neurotransmetteur impliqué dans la maladie ; programmes d’entraînement de la mémoire en cas de dépistage précoce ; greffes de neurones ; thérapies cellulaires au moyen de cellules souches ; traitement par l’ARN interférent ; recherche d’un vaccin... Tout ce que l’on sait provient de l’anatomo- pathologie. Le cerveau des malades présente deux types de lésion, mais sans qu’on en connaisse l’origine : les plaques séniles ou amyloïdes, localisées surtout dans le néocortex et l’hippocampe, formées par la nécrose ou l’apoptose des neurones pro- voquées par l’accumulation du peptide neurotoxique β-amyloïde ; et les dégénéres- cences neurofibrillaires dues à l’agrégation de protéines tau (protéines d’association aux microtubules du cytosquelette) hyperphosphorylées, ce qui empêche l’achemi- nement correct des substances intracellulaires jusqu’au corps du neurone.

On peut classer les amnésies en reprenant les critères qui ont servi à distinguer les types de mémoire (voir Comment se forment et s’organisent les souvenirs ? Combien durent-ils ?). Les catégories temporelles comportent ainsi l’amnésie rétro - grade (littéralement : « aller vers l’arrière »), incapacité à se remémorer des faits anciens (souvenirs de vacances, lieux de vie précédents...) et l’amnésie antérogra - de (« aller vers l’avant ») portant sur les faits récents et quand le patient n’arrive plus à construire de nouveaux savoirs et apprentissages (comme oublier le nom d’une personne qu’il vient de rencontrer). Ces deux types d’amnésie peuvent se combiner en proportion variable et avoir des causes associées différentes. Une autre façon de classifier, c’est de considérer le type d’information à se rappeler : si elle a eu lieu dans le passé, il y aura alors atteinte de la mémoire rétrospective ; si c’est quelque chose qui doit advenir dans le futur (devoir se rendre à un rendez-vous, poster une lettre...), l’amnésie portera sur la mémoire prospective. Le second grand groupe d’amnésie concerne les catégories qualitatives : les amnésies explicites touchent la mémoire sémantique (oubli du sens du mot, du nom d’une personnalité politique...) et la mémoire épisodique (oubli de la date et du lieu des dernières vacances par exemple) ; les amnésies implicites affectent la mémoire procédurale (aptitude à rouler à bicyclette, à jouer du piano, à taper sur un clavier d’ordinateur...).

L’étiologie entre également en jeu et permet de dissocier autrement les catégo- ries. Les amnésies organiques sont dues à une atteinte cérébrale : accident vasculai- re ou déficit circulatoire, tumeur, œdème, infection, avitaminose, traumatisme crâ- nien, ablation neurochirurgicale... Tout va dépendre de la localisation des lésions. Si elles sont situées dans le cortex rétrofrontal gauche, les amnésies audio-verbales prédomineront : syndrome aphasique dissocié, se limitant au trouble d’une seule composante du langage (reconnaissance sonore ou articulation ou lecture ou écritu- re) ; aphasie de Wernicke avec oubli du mot, trouble de la compréhension et distorsions du langage ; aphasie de Broca, caractérisée par la réduction voire la suppres- sion à la fois de la compréhension et de l’émission verbale. Dans l’hémisphère droit, seront plutôt concernés les déficits mnésiques de nature motosensorielle : agnosie visuelle et auditive ; asomatognosie (perte de la mémoire tactile permettant de reconnaître un objet au seul toucher) ; apraxognosie de l’hémiplégique, avec troubles du schéma corporel, de la reconnaissance visuelle des objets et des habile- tés gestuelles. Si c’est le cortex frontal qui est atteint, le tableau clinique pourra alors varier, selon l’étendue de la lésion, du simple apragmatisme (impossibilité d’utiliser correctement chaque grande fonction, pourtant non affectée en soi, en vue d’une activité complète et cohérente) jusqu’au mutisme akinétique, où le patient ne bouge plus et ne parle plus, même en l’absence d’atteinte spécifique du cortex moteur et du lobe temporal. Il s’agit ici des principales amnésies corticales. On les distingue des amnésies axiales, lesquelles sont focalisées dans les structures situées dans l’axe du cerveau, c’est-à-dire dans la région médiane des lobes temporaux. C’est là que se trouve, entre autres, l’hippocampe dont on connaît le rôle crucial dans le processus de mémorisation : il constitue la porte d’entrée des faits nouveaux qu’il encode pour les transférer au cortex cérébral en vue d’un stockage à long terme. Toute atteinte de cette structure va ainsi provoquer une amnésie antérograde massive, qui empêchera donc de retenir les nouveautés, soit naturellement par le phénomène de dépression à long terme (voir Gandolfo et Grammont, Biologie-Géologie, 2-2005, p. 299), un mécanisme moléculaire réciproque de la potentialisation décrite à la question Quels sont les mécanismes cellulaires et moléculaires de la mémoire ? et nécessaire à l’ou- bli physiologique ; soit encore chirurgicalement après une ablation bilatérale pour apaiser les crises d’épilepsie invalidantes du célèbre patient H.M., mais générant un syndrome amnésique ; soit enfin pathologiquement à la suite du déficit en vitamine B1 engendré par l’éthylisme chronique (voir Gandolfo et Arnaud, Biologie- Géologie, 3-2001, p. 533) induisant un syndrome de Korsakoff (amnésie de fixation massive ou oubli à mesure rendant impossible le recueil et la rétention des informa- tions nouvelles, celles d’avant l’intoxication alcoolique étant cependant conservées ; fabulation compensatoire ; désorientation spatiotemporelle) ou bien encore une encéphalopathie de Gayet-Wernicke (confusion mentale ; désorientation dans l’espace et le temps ; troubles oculomoteurs et de l’équilibre). Si certaines amnésies organiques sont ainsi irréversibles, d’autres ne sont que temporaires, comme celles provoquées par un traumatisme crânien : selon la violence de l’accident, l’amnésie rétrograde, permanente sur les minutes qui l’ont précédé, peut s’étendre de quelques heures à plusieurs semaines, pour disparaître avec la guérison ; l’amné- sie post-traumatique, qui se traduit, quant à elle, par la difficulté ou l’impossibilité à assimiler de nouvelles données, est souvent le dernier déficit à régresser.

Les amnésies affectives ou psychogènes ne sont pas dues, comme la précédente catégorie, à une quelconque lésion organique, mais à un refus inconscient de se sou- venir, accompagné d’un dérèglement de l’organisation du contenu mnésique : le dysfonctionnement du système limbique, centre des émotions, est ici patent. Un souvenir particulièrement désagréable (crime violent, sévices sexuels), on aura plu- tôt tendance à s’efforcer de l’oublier. Le choc émotif peut même entraîner une fugue pendant laquelle l’amnésie se prolonge jusqu’à des semaines, exceptionnellement des mois, et où le patient erre parfois sans se rappeler son nom ni son adresse. Après guérison, demeure encore l’absence amnésique correspondant à la période de fugue. On peut rattacher à cette catégorie l’amnésie infantile, qui n’est pas pathologique et nous fait oublier les événements de notre petite enfance, la mémoire proprement cognitive ne s’étant pas encore pleinement développée. Les amnésies affectives sont fréquentes dans les maladies mentales, aussi bien dans les névroses, telles que l’hys- térie (amnésies partielles d’évocation ; ordre du récit perturbé) et la névrose obses- sionnelle (où l’ordre du récit n’est pas perturbé, mais sa substance est réduite à son squelette), que dans les psychoses, comme le délire schizophrénique (amnésies électives) et la maladie bipolaire ou syndrome maniaco-dépressif (réduction du matériel évoqué). On les retrouve également dans les états dépressifs chroniques, notamment chez le vieillard qui se désintéresse de tout ce qui se passe autour de lui, d’où ses difficultés de fixation. Une variante réside enfin dans l’amnésie globale transitoire ou ictus amnésique (populairement « trou de mémoire ») : il s’agit d’une amnésie idiopathique antérograde de survenue brutale avec confusion des idées, questions itératives et oubli à mesure, et qui ne dure que quelques heures. La cause déclenchante n’est pas connue (peut-être un problème circulatoire cérébral du fait parfois de violentes céphalées), mais elle a pu être rapportée après un effort phy- sique violent, une activité sportive intense, un bain froid ou chaud mais lors d’une plongée brusque ou encore après... un rapport sexuel ! On connaît aussi des ictus post-artériographiques (artériographie humérale, cérébrale, coronarographie). La guérison est totale et les récidives très rares.

P.A.M. : Un point nous semble devoir être noté dans cette forme très particulière d’oubli qu’est le « refoulement » (Verdrängung) au sens de Freud. Ce point mérite- rait un long développement. Il y a chez Freud l’idée de « satisfaction substitutive des désirs » (Introduction à la psychanalyse). Il y a un lien entre ce concept, celui de refoulement, et la distinction entre réel et imaginaire que Lacan va ensuite exploiter. Il nous paraît important de noter que l’oubli est constitutif de l’ordre symbolique, puisqu’il donne naissance à l’inconscient psychique. L’oubli en ce sens, orchestré et organisé dans le langage par les lapsi, dans les comportements par les actes man- qués, les comportements symboliques névrotiques, l’oubli n’est pas ce qui marque les limites de l’esprit. La sortie de l’ordre psychique conscient n’est pas un désordre.

L’oubli est un ordre de substitution qui fonctionne encore à la manière d’une mémoire. La relation entre conscience et inconscient apparaît alors comme celle entre un ordre et sa négation, au sens d’un autre ordre qui se substitue au premier et permet le bon fonctionnement de celui-ci. Il nous semble que cette structure concep- tuelle est d’une très grande richesse et qu’elle sera rattrapée un jour où l’autre par la neurobiologie et la psychologie cognitive.

Quels sont les autres types de troubles de la mémoire ? Quelles autres pathologies ont-elles une influence sur la mémoire ?

G.G. : En plus des amnésies, qui sont les troubles de mémoire les plus connus car les plus fréquents, il existe d’autres pathologies mnémoniques. La plus surprenante peut-être est l’hypermnésie, littéralement le fait d’avoir trop de mémoire ! L’un des cas les plus célèbres, rapporté par le neuropsychologue russe Alexandre Luria (1995), fut celui du journaliste D.C. Cherechevski, auquel il attribua le pseudonyme de Veniamin, un « être un peu lent, plutôt effacé », atteint d’une affection auditive, mais dont la « mémoire n’avait pas de limites précises » : il était capable, après les avoir regardées seulement quelques minutes, de retenir des suites de 84 chiffres, des listes interminables de mots et même de syllabes dénuées de sens, et de les énumé- rer, sans erreur et dans l’ordre, des semaines, des mois voire des années après. L’une de ses techniques était d’associer chaque son, mot ou chiffre, à une image mentale (visuelle, auditive ou tactile) qu’il plaçait dans une rue familière de sa ville natale, qu’il n’avait plus alors qu’à parcourir en imagination quand il voulait récupérer les informations. Mais la profusion de détails qu’il ne cessait d’engrammer devint rapi- dement un obstacle à sa réflexion, à la formation de concepts, au raisonnement, si bien que Veniamin lui-même finira par se plaindre de son encombrante mémoire absolue, souffrant d’être incapable d’oublier. D’autres capacités mnésiques prodi- gieuses ont été relatées (Critchley, 1980 ; Treffert, 2006) chez des personnes aux facultés intellectuelles plutôt médiocres quand elles ne sont pas socialement inadap- tées : ce sont les idiots savants ou les autistes de haut niveau. Par exemple, Kim Peek, déclaré « handicapé mental » et qui a inspiré le personnage interprété par Dustin Hoffman dans le film Rain Man (1988), a retenu mot à mot le contenu de 12 000 livres en une seule lecture : un examen d’imagerie cérébrale a révélé une absence de corps calleux, ce qui lui permettait de lire deux pages en parallèle. Stephen Wiltshire, atteint du syndrome d’Asperger (une forme d’autisme décrite par le psychiatre viennois Hans Asperger en 1944) possède une grande puissance de visualisation et a pu restituer sur une feuille de 5 mètres de long le plan très détaillé du centre historique de la ville de Rome qu’il avait survolée pendant 45 minutes en hélicoptère. Mais les prouesses des personnes présentant ainsi un syndrome du savant (décrit dès 1887 par J. Langdon Down) sont limitées à des champs d’appli- cation très restreints et coexistent le plus souvent avec des déficits cognitifs graves et des difficultés de socialisation, une défaillance dans les connexions entre cortex cérébral et système limbique étant habituellement de règle, d’où une absence géné- rale de sentiments, d’empathie notamment. On peut rattacher aussi aux hypermné- sies les visions panoramiques de l’existence, consistant en un défilé incoercible de souvenirs anciens à l’occasion d’un péril de mort imminente : la vision se limite souvent à un choix de scènes d’enfance revécues sur un mode hallucinatoire. Elle peut également être provoquée par des piqûres accidentelles du bulbe rachidien.
Les paramnésies ou fausses reconnaissances sont des illusions de la mémoire : télescopage de lieux éloignés les uns des autres ; impression de déjà vécu (para- mnésie de réduplication). Trouble probable de la mémoire spatio-temporelle, on les observe dans le syndrome de Korsakoff où elles sont à la base de la fabulation. Dans l’épilepsie temporale et certains onirismes, il est difficile de les différencier des ecmnésies qui sont, non pas de simples réminiscences, mais véritablement des revi- viscences audio-visuelles de scènes d’enfance : le souvenir est-il réel ou est-il le fruit d’une illusion ?

En dehors de ces pathologies propres de la mémoire, cette dernière étant liée à la plasticité synaptique (voir Quels sont les mécanismes cellulaires et moléculaires de la mémoire ?) et n’étant pas localisée mais diffuse à l’ensemble de l’encéphale (voir Peut-on localiser la mémoire ?), il est bien évident que tout dysfonctionnement du système nerveux va avoir un retentissement indirect sur la mémoire, à commencer par les altérations de la structure temporelle de l’individu (décalage horaire lors de vols long courrier, insomnies...), de l’attention et de l’humeur (drogues psycho- tropes, stress...).

Peut-on empêcher sa mémoire de se détériorer ou l’améliorer ?

G.G. : Ont une bonne mémoire ceux qui la travaille régulièrement : c’est en appre- nant que l’on mémorise le mieux ! La lecture simplement est déjà un excellent moyen de l’exercer car elle met en jeu, en permanence, l’attention, la perception visuelle, la construction d’images mentales, l’organisation des informations, etc. De méthodes mnémotechniques en exercices ludiques ou pratiques, il s’agit donc de renforcer l’agilité intellectuelle et la concentration : tenir un journal intime, obser- ver le monde avec curiosité en s’enthousiasmant pour les nouveautés, s’efforcer de retenir chaque jour une citation, une poésie, des phrases dans une langue étrangère, se relaxer et visualiser mentalement avec le plus de détails possibles les lieux de la maison ou du travail, anticiper les produits à acheter et le parcours dans le grand magasin avant les courses, sont autant de moyens pour y parvenir. Il faut aussi prendre en compte des paramètres biologiques plus généraux comme une bonne oxygénation de l’organisme par une pratique physique régulière, même modérée, un apport énergétique suffisant pour le cerveau par une alimentation abondante, variée et équilibrée, un sommeil réparateur en évitant de rompre une alternance repos-acti- vité régulée, en bref, opter pour une bonne hygiène de vie. En dehors de ces méthodes naturelles et de bon sens pour maintenir sa mémoire à un niveau conve- nable, on peut toujours tenter de l’améliorer artificiellement à l’aide de médica- ments psychostimulants, mais cela ne demeurera jamais qu’un pis-aller : ainsi, la caféine, qui élève le taux d’adrénaline, peut-elle aider notre concentration sur le moment, mais, sur le long terme, elle est génératrice d’anxiété et d’insomnie, toutes deux néfastes à la mémorisation (voir Quel est le rôle des émotions et du sommeil ?). Il n’existe aucune preuve scientifique que les vitamines, sels minéraux, oligoélé- ments, gélules et autres granules vendus par les industries pharmaceutiques ont des e ffets sur la mémoire, hormis peut-être un effet placebo (voir Gandolfo, Biologie- Géologie, 3-2007, p. 508 à 511). La mémoire étant un phénomène complexe mettant en jeu de nombreux types de neurotransmetteurs, l’introduction de substances exté- rieures dans leur délicat équilibre risque davantage de la perturber que de l’amélio- rer. Quant aux logiciels d’entraînement cérébral, qui font florès dans un marché actuellement en pleine expansion, c’est surtout leur efficacité commerciale qui a été

également prouvée pour l’instant. Certains ont cependant été conçus dans un but non lucratif par des laboratoires de recherche et s’adressent aux enfants avec déficit attentionnel pour améliorer leur mémoire de travail à l’aide d’exercices ludiques (par exemple LIRALEC de Jean-François Rouet à l’Université de Poitiers ou Robo- Memo de l’Institut Karolinska de Stockholm non diffusé en France mais consultable sur http://www.cogmed.com).

Comment ont évolué les modèles de la mémoire ? Quelles en sont les limites ?

G.G. : Les premières représentations de la mémoire ont reposé sur des procédés mnémotechniques de conservation de l’information qui en justifièrent ainsi la nécessité. Le plus ancien qui nous soit parvenu est celui basé sur l’ordre des lieux et des choses : on le doit, nul ne s’en étonnera, à un poète grec, Simonide de Céos (556-467 av. J.-C.), l’un des grands maîtres du lyrisme choral. Les moyens pour faciliter la mémorisation vont dès lors se perpétuer au cours des siècles avec, pour ne citer qu’eux, la méthode dite des lieux et des images de Pierre de Ravenne (Phoenix sine artificiosa memoria, 1491), le code morphologique chiffre-image de Giovanni Baptista Porta (Ars reminiscendi, 1602) ou encore la mnémotechnie basée sur la méthode des lieux de Grégoire de Feinaigle (Notice sur la mnémonique, 1806).

A côté de cet aspect strictement pragmatique, le modèle fut aussi d’ordre méta- phorique. Dans le Théétète, Platon, qui soulignait le paradoxe de la mémoire (le sou- venir exprime la présence d’une chose absente), a ainsi recours à l’image de la tablette de cire : les sensations, par leur action, laissent, à l’instar des sceaux, des empreintes sur cette matière malléable (l’esprit en fait), leur persistance étant assi- milée au souvenir et leur effacement progressif, à l’oubli ; les dissemblances entre les capacités mnésiques des individus dépendant alors de la surface de la tablette et tenant à des différences dans la pureté de la cire et la facilité à y graver des figures. Aristote améliorera cette métaphore en lui adjoignant celle du tableau, de l’inscrip- tion. Et ce genre de modèle de se développer à son tour, depuis le vaste palais de Saint-Augustin (Confessions, vers 397-400) au schéma de la psychologie des facul- tés avec création d’un alphabet visuel par Johannes Romberch (Congestorium arti - ficiosae memoriae, 1520) ou bien aux images imprimées sur des roues mobiles dans la plus pure tradition hermético-cabalistique selon Giordano Bruno (De umbris idearum, entre 1584 et 1591). Le modèle tentera parfois de se concrétiser avec, par exemple, le projet de construction d’un « théâtre de la mémoire » par Guilio Camillo en 1550.

Mais ce qu’il faut retenir, c’est que le modèle, quelle que soit sa forme, n’est jamais que le reflet de l’avancement technologique de chaque époque. Parce que, entre autres, le Versailles de Louis XIV permit les prouesses de l’ingénierie hydro- dynamique pour alimenter les nombreuses pièces d’eau du parc et le potager du Roy grâce notamment à la machine de Marly, un chef d’œuvre technique de 14 roues éle- vant l’eau à une hauteur de 162 mètres (construite de 1675 à 1682, elle sera en service jusqu’en 1804), verra ainsi le jour un modèle hydraulique de la mémoire basé sur la théorie de Descartes (les nerfs sont des tuyaux creux parcourus par des esprits animaux). Parce que Jacques de Vaucanson éblouit le XVIIIe siècle européen par ses célèbres automates (dont certains sont encore visibles au Conservatoire des arts et métiers à Paris) cherchant à reproduire « l’intelligence expérimentale d’un méca - nisme biologique », un modèle mécanique avec force rouages apparaîtra à son tour. Parce que le XIXe siècle vit l’avènement d’une alphabétisation de masse, héritage des Lumières, doublé de l’industrialisation du marché du livre, aboutissant à un réseau étendu de librairies et de bibliothèques publiques et décentralisées, la mémoire ne pourra qu’être comparée à un système d’archivage similaire : « L’empereur (Napoléon Ier) expliquait la netteté de ses idées et la faculté de pou - voir, sans se fatiguer, prolonger à l’extrême ses occupations en disant que (...) les diverses affaires se trouvaient casées dans sa tête comme (elles) eussent pu l’être dans une armoire » (de livres, c’est-à-dire classées sur différentes étagères selon leur catégorie thématique), relatera ainsi le comte Emmanuel Augustin Dieudonné de Las Cases dans le bien nommé Mémorial de Sainte-Hélène (1823-24). Parce que la fée électricité et l’invention d’Alexander Graham Bell se sont répandues dès les années 1880 en bouleversant les habitudes sociales, la mémoire cérébrale sera res- pectivement comparée à une machine électrique et à un central téléphonique. Parce que le XXe siècle technologique fut celui de l’ordinateur, de nombreux modèles informatiques feront alors leur apparition, signant l’émergence de l’Intelligence artificielle. Mémoire biologique et mémoire informatique participent du même prin- cipe : la reconnaissance par comparaison, ce qui nécessite de hiérarchiser les infor- mations dans une arborescence. Un modèle binaire, basé sur la loi du tout ou rien des potentiels d’action, sera proposé en 1943 par McCulloch : les neurones y sont soit ouverts soit fermés au passage de l’information, ce qui implique que celle-ci est transmise ou pas aux centres supérieurs et quand elle est transmise, elle le serait tel- le quelle ! Face à une telle aporie, le même auteur présentera en 1947 un modèle analogique rendant compte du degré de tolérance du système nerveux vis-à-vis des perturbations subies par les éléments d’entrée (autrement dit des stimulus sur les récepteurs sensoriels) : pour traduire le fait que l’information de départ peut arriver modulée aux centres supérieurs, il faudra donc assimiler les signaux afférents au cerveau à des distributions continues et abandonner dès lors le système binaire.

Le principal grief qu’on peut faire aux modèles informatiques, c’est d’opérer une distinction entre l’architecture de la mémoire et ses fonctionnalités. Cette conception modulaire sera récusée au profit d’une construction théorique où il ne sera plus possible de dissocier la structure de ses fonctions : un réseau fonctionnel constitue une structure particulière de traitement de l’information dont la connais- sance est simplement l’état momentané du système. Ainsi vont émerger les modèles neurobioniques (ou neurocybernétiques) de la mémoire, qui rendent mieux compte de son aspect associatif : l’association d’idées, d’images, n’est pas un processus logique, mais se forme pour des raisons de contiguïté, de simultanéité, de similari- té, etc. On peut en distinguer deux catégories. D’une part, les modèles neuromimé- tiques ou réseaux de neurones artificiels, qui sont des modèles purement théoriques décrivant mathématiquement les images engendrées durant l’acquisition de la mémoire : c’est le cas, par exemple, du modèle DYSTAL (acronyme de

DYnamically STable Associative Learning) modélisant la reconnaissance des formes, l’une des principales caractéristiques de la mémoire humaine (Alkon, 1989). D’autre part, les modèles néo-holographiques, comme le modèle CHARM (Composite Holographic Associative Recall Model) de 1982, basés sur le principe selon lequel la mémoire partage avec l’hologramme des propriétés de distribution de l’information dans la totalité de l’espace mnémonique. Mais du coup, elle perd son caractère auto-adaptatif puisqu’elle est fermement asservie aux entrées et aux sorties du système et ne possède pas de rétroaction possible. Or, les nombreuses boucles rétroactives présentes dans le système nerveux font que l’architecture de la mémoire humaine est loin d’être strictement séquentielle. Son acquisition et son rappel dépendent fortement du contexte, sa capacité d’oubli progressif agit comme un modulateur, c’est-à-dire qu’on gagne en expérience ce qu’on perd en fidélité. Jamais aucune machine, si perfectionnée soit-elle (même si les actuelles ou celles en projet tels les ordinateurs quantiques ont une capacité pratiquement illimitée, un accès à l’information extrêmement rapide, mais fonctionnent comme un système clos), jamais aucun modèle de représentation aussi sophistiqué qu’il soit, ne pour- ront égaler la mémoire humaine. Car l’idéal d’un modèle universel et commun aux machines et aux êtres vivants implique l’affirmation d’un esprit « computationnel », revenant ainsi à dire que le cerveau n’a pas de spécificité et que le traitement qu’il effectue pourrait l’être par n’importe quelle machine : mémoires naturelle et artifi- cielle, si elles présentent certes des similitudes, ne pourront jamais être mises sur le même plan. Mais le propre de l’Homme étant d’être toujours tributaire de ses ana- logies technologiques, il ne fait aucun doute que dans le courant de ce XXIe siècle la comparaison continuera de se faire avec des machines ou des modèles que nous avons encore du mal à imaginer...

Un dernier mot enfin sur une autre catégorie de modèles, bien vivants ceux-là, apparus depuis quelques décennies : les modèles animaux ou quand le biologique se substitue au technologique. On a vu que l’expérimentation animale avait permis de dissocier plusieurs types de mémoire (à court, moyen et long terme). A la faveur de manipulations génétiques effectuées sur diverses espèces, depuis la mouche du vinaigre (drosophile mélanogastre) jusqu’aux souris, on a pu créer des mutants défi- citaires d’un type de mémoire ou d’un autre et descendre ainsi jusqu’à l’échelon moléculaire des mécanismes mnémoniques. La limite demeure cependant celle, plus générale, de l’extrapolation à l’Homme. Comment, par exemple, l’abeille, qui a développé d’importantes compétences cognitives en navigation spatiale, qui ne dispose pourtant que d’une masse cérébroïde de 960 000 neurones à peine (contre une centaine de milliards chez l’Homme) et n’a pas l’équivalent d’une structure hip- pocampique dont le rôle est bien connu dans la mémoire spatiale, comment donc, dans ces conditions, un tel insecte peut-il raisonnablement servir de modèle d’étude de la mémoire humaine ?

P.A.M. : Disons-le tout de suite : nous ne sommes pas convaincus par ces modèles qui ne mettent en valeur que la redondance, le tri et la « réentrance » (voir Quels sont les mécanismes cellulaires et moléculaires de la mémoire ?). Ils pourraient fonc- tionner de manière générale pour de très nombreux processus biologiques et nous semblent insuffisants pour spécifier la conscience, comme fonction supérieure, et encore moins la mémoire humaine. Ils n’ont à nos yeux qu’une valeur suggestive. Ils ne permettent notamment en rien de comprendre l’énigme centrale et d’expli- quer ce qui est au fondement de toute mémoire humaine supérieure : cette manière qu’à tout énoncé signifiant de se référer en même temps à un interprétant de l’énon- cé lui-même, propriété qui fait au moins naître non seulement le problème de qua - lia, mais aussi celui de l’intentionnalité humaine, au sens où cette référence prend une forme réfléchie et cristallisée dans le langage, dans l’articulation entre le langa- ge, l’usage des objets techniques et l’existence sociale et culturelle des êtres humains.

Nous ne pouvons donc pas à notre avis aborder le problème de la conscience humaine en nous limitant à l’analyse des sentiments et des émotions. Pour arriver à mieux le cerner, il faudrait arriver à mieux comprendre en quoi consiste l’intelli- gence humaine, entendue non pas comme un pouvoir absolu du sujet sur sa pensée, mais plutôt comme la capacité, non dénuée d’émotivité, de manipuler des objets, des représentations et des associations de représentations, de prendre une distance d’évaluation critique, grâce aux outils techniques et au langage, grâce à eux et en même temps par eux. Encore l’intelligence n’est-elle pas toute la pensée : cet éclair qui comme l’écrivait Poincaré, n’est rien et qui pourtant en même temps est tout.

Existe-t-il d’autres formes de mémoire ?

G.G. : Pour répondre à cette question, il faut revenir à la définition même de la mémoire et en écarter les formes non biologiques. Si on la réduit à la simple conser- vation du passé, on fait alors appel à une forme héréditaire de communication de caractères innés entre les générations : la mémoire morphogénétique préside ainsi au développement des formes et des structures de tout organisme vivant. La construc- tion de nos circuits de neurones, par exemple, est programmée dans nos gènes, encore qu’il soit possible, au cours d’une période critique de l’ontogenèse, de la modifier expérimentalement : il s’agit de la neuroplasticité développementale (voir Gandolfo et Grammont, Biologie-Géologie, 2-2005, p. 294-95). Certains savoirs, autrefois appelés instincts, sont également inscrits dans nos gènes et constituent la mémoire phylétique ou d’espèce. Chez l’Homme, ces savoirs innés sont surtout liés aux émotions et aux sentiments. Nous avons tous ainsi une préférence naturelle pour la saveur sucrée, tout comme une peur innée de l’obscurité, des orages, d’un bruit soudain ou d’un objet faisant brusquement irruption dans notre champ visuel. Exprimer les émotions sur son visage et les lire sur celui d’autrui obéit au code uni- versel de la mimique, qui est une forme de communication sociale non verbale. Sourire est déjà à la portée d’un nourrisson de quelques jours, mais un vrai sourire de contentement demandera une période de maturation. Ces savoirs aussi sont donc plastiques et le plaisir tout comme la peur peuvent être conditionnés par l’expérien- ce. Certains savoirs innés, enfin, ne sont que très partiels et vont être fortement modulés par des éléments variables de l’environnement, des facteurs dits épigéné- tiques : c’est le cas de nos capacités à reconnaître les visages et les voix dès les pre- miers mois après la naissance ; le babillage du bébé, qui apparaît vers l’âge de trois mois, est une aptitude universelle au langage, avant de se différencier très vite. Ce sont plus alors des prédispositions à apprendre que des connaissances pratiques.

A côté de ces formes innées de mémoire, néanmoins modulables peu ou prou, il en existe d’autres types si l’on considère maintenant la conservation de toute réac- tion acquise. Quand le strict enjeu en est la survie de l’individu, la mémoire immu - nologique illustre alors parfaitement le rôle biologique des acquisitions faites par l’organisme pour lutter contre tout envahisseur pathogène : elle est à la base même du principe d’immunisation, qu’elle soit passive (sérothérapie) ou bien active (vac- cination). Si l’objectif ensuite est d’adapter l’individu à son environnement, afin qu’il puisse mener une vie de relation et communiquer pour pouvoir vivre en socié- té, on parle enfin de mémoire transactionnelle, laquelle a été le sujet de l’ensemble du questionnement qui a précédé. Puisque des facteurs épigénétiques arrivent à moduler des formes innées de mémoire, on peut logiquement se demander si, réci- proquement, certains acquis ne pourraient pas se transmettre héréditairement. Il ne s’agit pas bien sûr de remettre au goût du jour le vieux phantasme du transfert de savoir et ses scandales consécutifs tel celui des bébés Nobel, mais tout un faisceau d’observations semble cependant aller dans le sens, il faut bien l’admettre, d’une possible transmission de modifications épigénétiques, laquelle serait liée à l’exis- tence d’empreintes génomiques (Reik et Surani, 1997) qui permettent d’exprimer plus ou moins voire pas du tout certains gènes selon qu’ils proviennent du père ou de la mère, autrement dit qui peuvent favoriser une adaptation transgénérationnelle. Une étude suédoise (Pembrey et al., 2002) a ainsi signalé, en prenant comme indi- cateur le taux de mortalité par diabète et maladies cardiovasculaires, que dans le vil- lage d’Overkalix, proche du cercle polaire et, de fait, longtemps isolé, et qui a connu des périodes de famine à la fin du XIXe siècle, les effets de la pénurie alimentaire se sont transmis par la seule lignée mâle jusqu’aux petits-enfants. Des chercheurs amé- ricains (Anway et al., 2005 et 2006) ont exposé des rates gravides à des fongicides et des pesticides utilisés dans l’agriculture, lesquelles développèrent après dix mois des tumeurs dermatologiques et des dysfonctionnements immunitaires qu’on retrouve chez 85 % de leurs descendants de la quatrième génération, même en l’ab- sence de mutation génétique ! Les enfants issus de femmes enceintes ayant déve- loppé un syndrome de stress post-traumatique à la suite de l’attentat du 11 sep- tembre 2001 contre le World Trade Center à New York, ont conservé un taux élevé de cortisol (Yehuda, 2006), une hormone bien connue du stress (voir Gandolfo, Biologie-Géologie, 3-2007, p. 503). Tout porte donc à suggérer l’héritabilité de mécanismes sensibles à l’environnement et au mode de vie, agissant comme des commutateurs dans les cellules germinales. Bien après les empreintes perceptives (voir Gandolfo et Grammont, Biologie-Géologie, 2-2005, p. 292-93), c’est au tour des empreintes génomiques de rendre désuète la dissociation de l’inné et de l’ac- quis. Cette obsolescence est même renforcée par la mémétique, une nouvelle branche des sciences humaines dont l’approche pluridisciplinaire vise à étudier la manière dont les activités culturelles sont initiées, se développent et se répliquent au sein des différentes communautés humaines dans le temps et dans l’espace. Le mème est un monosyllabe introduit en 1976 par l’éthologiste britannique Richard Dawkins dans The selfish gene (Le gène égoïste), rappelant les idées de mémoire, de ressemblance (son étymologie vient du français même) et d’imitation : il désigne un

réplicateur indépendant de l’ADN et permettant de transmettre, en dehors donc de la voie génétique, une unité d’information culturelle (idée, technique, comporte- ment, habitude, tradition, us et coutumes, mode de pensée...) qui se copie d’un cer- veau vers d’autres cerveaux selon des processus évolutionnistes. Cette mémoire mémétique est ainsi le fruit d’apprentissages par imitation, dans lesquels les neu- rones miroirs (voir Gandolfo et Grammont, Biologie-Géologie, 2-2005, p. 302 à 305) jouent un rôle considérable. La psychologie évolutionniste conçoit le cerveau comme modulaire : si le schéma général des modules cérébraux est bien inscrit dans les gènes, par contre leur construction dépend des flux cognitifs, des apports d’ex- périences vécus par l’enfant au début de sa vie : ainsi peut se transmettre une forme de mémoire typique d’une culture ou d’une technologie donnée (la « génération Internet » par exemple), alors que le cerveau est structurellement le même chez tous les peuples de l’humanité. L’évolution passerait ainsi par une... « phase d’élabora - tion, de sophistication, d’optimisation d’une structure tendant à devenir parfaite - ment adéquate et (une) phase de recomposition progressive de cette structure deve - nue invariante » : tout moment événementiel, phénoménal ou théorique qui accompagne et induit une modification de l’environnement sera alors... « progres - sivement pensé, élaboré, imaginé et intégré par les structures invariantes du cer - veau qui se (recomposeront) elles-mêmes à mesure et dont les recompositions (seront) à la fois cause et effet des recompositions sociales », idéologiques et cultu- relles, car il est nécessaire pour... « toute structure invariante de se recomposer pour sauver son invariance, cette invariance étant une condition de survie » (Kahn, 2006). La permanence transgénérationnelle des stéréotypes culturels en est une bon- ne illustration. A l’Université de Yale, Becca Levy (2003) a ainsi démontré leur influence sur le fonctionnement intellectuel, les performances mnésiques et même physiques chez le troisième âge, ce qui explique que, dans les cultures chinoises ou japonaises qui ont une vision positive du vieillissement, il existe moins de troubles de la mémoire liés à l’âge : le stéréotype joue ici sur l’image de soi.

Une ultime question demeure : existe-t-il une mémoire extracérébrale ? La pos- sibilité d’une mémoire corporelle fait actuellement l’objet d’une polémique, mais l’étude des stigmates d’origine traumatique (voir Gandolfo, Biologie-Géologie, 3- 2007, p. 513-14), des douleurs se réveillant tardivement, parfois plusieurs années, après un accident (Aubry, 2002), d’allergies apparaissant et persistant après un choc émotionnel, tout permet de supposer que les émotions peuvent laisser des traces aus- si bien dans nos tissus et nos cellules (Brousse, 2002) que dans notre cerveau.

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Se souvenir ou oublier, telle est la question. Nous voici avec notre cerveau aux milliards de neurones et aux possibilités quasi infinies, assailli à chaque instant par d’innombrables informations, fouetté en permanence par des rafales de signaux : rendons donc grâce à notre oublieuse mémoire qui assure choix et barrage au nom d’une personnalité demeurant unique et nous permet de la construire au fil des expé- riences, nous délivrant, en partie au moins, de ses composantes archaïques que for- ment l’hérédité et l’instinct, même si elle nous entretient dans la féconde illusion de la maîtrise du temps. Que vive ainsi à jamais dans notre mémoire Erasme terminant son Eloge de la folie (1509) par un retentissant « je hais l’auditeur qui n’oublie pas » !

Pâle soleil d’oubli, lune de la mémoire, Que draînes-tu au fond de tes sourdes contrées ? Jules Supervielle (Boire à la source, 1933)

Remerciements au Professeur René Garcia (Université de Nice-Sophia Antipolis) pour ses précieux conseils sur l’approche cellulaire et moléculaire (G.G.).

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