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Espaces odorants et espaces olfactifs
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Martine Adrian - Scotto
ICN, Nice
Gabriel Gondolfo
Neurosciences, Nice

et Jamel Ben Hassine, Jöel Candau, Sandra Perez, Lou Sompairac

paru dans HAL

Résumé

Attester le partage d’une expérience olfactive par plusieurs individus est une gageure, du fait d’obstacles théoriques et méthodologiques souvent présentés comme irréductibles. Après une brève discussion de la réalité de cette irréductibilité, nous essayons de surmonter certains de ces obstacles en distinguant espaces odorants et espaces olfactifs. Si un espace odorant peut-être objectivé et donc partagé, il n’en va pas de même d’un espace olfactif qui relève d’une expérience subjective. Cependant, l’effet invasif des molécules odorantes, plus spécifiquement celles qui provoquent des « mauvaises odeurs », est de nature à atténuer cette subjectivité et, du même coup, à faciliter le partage d’un espace olfactif. Notre argumentation prend appui sur des enquêtes ethnographiques menées au Brésil, en Chine et en Inde et sur une recherche menée en géographie sur la spatialisation des nuisances olfactives.

Mots-clés

espace odorant ; espace olfactif ; ethnographie ; géographie olfactive ; nuisances olfactives

INTRODUCTION

Comment pensons-nous les odeurs ? Hormis quelques singularités linguistiques (Majid & Burenhult 2014), comme toutes les qualités sensibles, à l’aide d’« idées confuses et obscures », pourraient répondre les auteurs de La logique de Port-Royal (Arnauld & Nicole 1992 : 64). Ces idées sont-elles toujours associées à des signes ? Non, car la conceptualisation n’implique pas nécessairement une verbalisation. On peut percevoir un stimulus (olfactif, mais aussi sonore, visuel, gustatif, tactile, proprioceptif) sans disposer d’un terme pour le nommer, fait relevé par Cabanis, fortement influencé par le sensualisme condillacien. « Les matériaux des idées, écrit-il dans Rapports du physique et du moral de l’homme, existent bien certainement [...] avant les signes ». Cependant, ajoute-t-il, « on ne distingue les sensations qu’en leur attachant des signes qui les représentent et les caractérisent ; on ne les compare qu’en représentant et caractérisant également par des signes ou leurs rapports ou leurs différences. » Ces signes c'est-à-dire, selon Cabanis, une langue rappellent les sensations : « ils nous font sentir de nouveau. Il en est qui restent, pour ainsi dire, cachés dans l’intérieur ; ils sont pour l’individu lui seul. Il en est qui se manifestent au- dehors ; ils lui servent à communiquer avec autrui » (Cabanis 1980 : 95 et 96). Ce sont bien ces signes qui intéressent le chercheur en sciences sensorielles, si l’on admet que cette communication est la condition du partage des sensations. Mais ces signes, qui permettent selon Lévi- Strauss de transcender l’opposition du sensible et de l’intelligible, rendent-ils véritablement « les qualités secondes au commerce de la vérité » (Lévi-Strauss 1964 : 22) ?

Rien n’est moins sûr. Considérons l’hypothèse d’un partage, même partiel, des « qualia » (les qualités phénoménologiques des odeurs) au fil des différentes étapes de l’expérience olfactive. Au départ, il y a un objet physique – un objet-source odorant qui a pour caractéristique intrinsèque de diffuser des molécules odorantes. Elles-mêmes dotées de propriétés physiques, elles existent en l’absence de tout être humain et s’offrent de manière identique à chacun d’entre eux. Au moment de l’olfaction, ces molécules viennent au contact de cellules réceptrices situées dans la partie supérieure des fosses nasales. Dans un premier temps, ce contact se traduit matériellement par un état mental élémentaire, la sensation que l’on appelle odeur. Dès cet instant, il semble impossible de savoir si la sensation que ressent un individu en présence des molécules odorantes diffusées par exemple par une rose est exactement la même que celle de toute autre personne vivant à ses côtés la même expérience olfactive. La raison en est simple : les sensations produisent des états mentaux et ces états mentaux sont réputés quasi incommunicables. Chaque esprit-cerveau est unique. Dès la naissance, les cerveaux humains sont « comme des empreintes digitales », et une vie d’apprentissage et d’expérience ne fait qu’accentuer leurs particularités (Hofstadter & Dennett 1987 : 254), à la fois génétiques et épigénétiques. Ceci aurait une conséquence de première importance : la « production » de chaque esprit-cerveau est singulière. Il est à peu près certain, soutient l’anthropologue Leach, « que deux observateurs ne partagent jamais exactement la même expérience » (1980 : 35-36). On peut juger vain de s’épuiser sur ce problème qui, pour Lakoff et Johnson, relève d’une « phénoménologie de Café du Commerce » (1985 : 237). Même si cette opinion est excessivement polémique, il faut admettre qu’il est difficile, à ce propos, de dépasser le ressassement de ce qui semble être une évidence. Puisque, observe Churchland, « il est complètement impossible que quelqu’un ne puisse jamais avoir une expérience directe des états mentaux de quelqu'un d’autre », que pouvons-nous faire d’autre que le constat pléonastique suivant : les états mentaux sont incommunicables et, du même coup, les odeurs également ? Cette difficulté, ajoute Churchland, semble impossible à lever (1999 : 17 et 19). Discutons cette impossibilité supposée.

I Des odeurs incommunicables ?

Admettons provisoirement l’incommunicabilité des états mentaux. Cela revient-il à dire que, dans le domaine de l’olfaction – ou de tout autre registre sensoriel -, nous ne pouvons rien partager ? À cette hypothèse, on peut opposer deux arguments connexes, l’un mettant en garde contre la confusion entre incommunicabilité des états mentaux et leur absence d’identité, l’autre sur le caractère invasif des odeurs.

I.1Incommunicabilité et identité des états mentaux

En premier lieu, l’incommunicabilité supposée des états mentaux n’exclut pas nécessairement leur identité. On peut en effet imaginer des individus partageant exactement les mêmes sensations mais incapables de les communiquer entre eux par le biais d’une expression verbale, gestuelle ou de tout autre moyen permettant de traduire fidèlement une représentation mentale en représentation publique (Sperber 1996). Ce point de vue n’est pas illusoire. Bien au contraire, on a de bonnes raisons de penser que les représentations qui ne sont pas neutres du point de vue de notre histoire évolutive ont fait l’objet d’une sélection naturelle : soit elles ont assuré le succès reproductif de notre espèce et sont de ce fait largement partagées, soit elles étaient inadéquates et de ce fait elles ont été balayées par l’évolution en même temps que ceux qui les véhiculaient. Par exemple, s’il avait existé au Paléolithique une espèce d’hominidés dont tous les membres étaient incapables de détecter olfactivement la pourriture ou des produits toxiques, alors cette espèce se serait forcément éteinte sous l’effet de la sélection naturelle. Il est donc fort probable que dans un certain nombre de registres sensoriels, l’olfaction au premier chef, les représentations mentales des stimuli putativement non neutres d’un point de vue évolutif soient bien partagées par les membres de notre espèce. Si l’on admet cela, on ébranle du même coup la thèse de l’incommunicabilité. En effet, compte tenu de la nature hypersociale et hyper-coopérative de Sapiens (Candau 2012, Henrich & Henrich 2007, Tomasello 2009), il serait surprenant que notre espèce n’ait pas trouvé le moyen de communiquer des représentations vitales pour elle. Après tout, si les sociétés fonctionnent c’est bien parce que les gens se comprennent peu ou prou ! Plutôt que de conclure à l’incommunicabilité de tous nos états mentaux, il semble donc préférable de suspendre notre jugement.

Avant de développer notre second argument, il nous faut distinguer espaces odorants et espaces olfactifs, souvent confondus dans les usages relâchés de la notion de smellscape que l’on doit au géographe J. Douglas Porteous (1985). Un espace odorant est un ensemble de molécules odorantes véhiculées par une masse d’air. Ces molécules sont volatiles, instables, éphémères et leur densité n’est pas uniforme dans la masse d’air en circulation. Lorsque plusieurs odorants qualifient un espace, les molécules odorantes peuvent s’associer entre elles selon une combinatoire d’autant plus vaste et aléatoire que de chaque source odorante peut émaner une grande diversité de molécules odorantes. L’odeur d’une orange, par exemple, est l’effet d’une centaine de molécules volatiles, chacune d’entre elles prise isolément ayant une odeur spécifique (Olofsson et Wilson, 2018). Enfin, les masses d’air n’ont pas de frontières et en fonction de leur mouvement les odorants peuvent se contrarier, se contaminer, se mélanger pour produire de nouveaux espaces odorants. Cependant, malgré ses caractéristiques de plasticité, de variabilité et d’instabilité, un espace odorant peut-être objectivé à un instant t pour peu qu’on dispose des bons instruments de mesure. Dans ces conditions idéales, on peut en effet établir qu’un espace odorant est constitué de n molécules odorantes et on peut même donner la masse molaire et la formule chimique de chacune d’entre elles. Bref, un espace odorant est objectivable.

Il en va tout autrement d’un espace olfactif. Défini de la manière la plus simple, un espace olfactif est l’espace des odeurs induit par un espace odorant, autrement dit un espace odorant perçu. Qui dit perception dit une part irréductible de subjectivité, l’odeur étant l’effet que fait un stimulus odorant à un individu. D’une part, étant donné que i) nous ne sommes pas des clones, ii) nos apprentissages olfactifs sont modulés par les matrices culturelles, cet effet sera variable même infiniment – d’un individu à l’autre. D’autre part, il n’est pas assuré que l’effet du stimulus s’exerce sur chaque individu. Si on reprend l’exemple de l’odeur d’une orange, il est tout à fait possible qu’une personne puisse être anosmique à certaines d’entre elles et pas à d’autres, voire être totalement incapable de percevoir l’odeur de ce fruit. Bref, un espace olfactif, contrairement à l’espace odorant, ne semble pas objectivable en pratique, même si en théorie on peut imaginer que les progrès de la science le permettront dans le futur. Cela est ennuyeux, car si les espaces olfactifs ont vraiment cette caractéristique, on ne voit pas comment établir leur partage par un ensemble d’individus, préoccupation commune par exemple aux anthropologues quand ils font l’hypothèse que peuvent exister des cultures olfactives, ou aux géographes quand ils cherchent à spatialiser les nuisances olfactives, souvent à la demande de la puissance publique. Toutefois, et là se situe notre second argument contre la thèse de l’incommunicabilité, se satisfaire de cette conclusion serait négliger la spécificité de nombreuses expériences olfactives qui ne sont pas neutres d’un point de vue évolutionnaire.

I.2 Le caractère invasif des odeurs

Les odeurs, nous sommes obligés « à en partager l’apport », remarquait Kant, soulignant ainsi leur caractère invasif, en particulier en présence d’odeurs humaines (Baccino et al. 2010) très souvent situées sur le versant négatif de l’espace hédonique. « L’odeur d’un corps, écrit Sartre en écho, c'est ce corps lui-même que nous aspirons par la bouche et le nez, que nous possédons d’un seul coup, comme sa substance la plus secrète et, pour tout dire, sa nature. L’odeur en moi, c'est la fusion du corps de l’autre à mon corps » (Sartre 1975 (1947) : 221). Lorsque cette ingestion subie est massive, elle peut être perçue comme violente : les odeurs sont alors décrites comme collantes, perçantes, et tels les atomes crochus de Lucrèce, semblent déchirer « les fibres de la chair » (De rerum natura, 418-420). Pourquoi certains odorants provoquent-ils plus particulièrement cette impression d’agression ?

Dans toutes les études interculturelles sur la structure cognitive des émotions, deux grands pôles tendent à émerger, opposant émotions négatives et émotions positives (Berry et al. 2002 : 191). Le travail de Corbin (1982) sur les odeurs - qui est aussi une histoire sociale de l’expression des affects, notamment du goût et du dégoût - a mis en évidence la prégnance dans notre imaginaire de deux pôles qui recoupent l’opposition précédente : le putrescible et l’imputrescible. Le corps, par exemple, est vu comme une source continue d’exhalaisons (menstrues, bile, lait maternel, sperme, transpiration, excréments) qui trahissent sa nature animale et annoncent l’inéluctable putréfaction. En outre, dans le cas d’un jugement hédonique, on sait que les odeurs désagréables sont traitées plus rapidement que toutes les autres, avec comme corollaire une augmentation du rythme cardiaque des sujets (Bensafi et al. 2001). Enfin, quand nous imaginons des odeurs, nous flairons (sniffing vs smelling) plus profondément s’il s’agit d’odeurs plaisantes (e.g. chocolat) que déplaisantes (e.g. urine) (Bensafi et al. 2003). On peut donc supposer que notre sens de l’odorat est naturellement (Anderson et al. 2003) mis en alerte, de manière précâblée et pas nécessairement consciente, par des odeurs dites « désagréables ». Nous sommes sans doute en présence d’un phénomène adaptatif : nous avons intérêt à détecter plus rapidement les mauvaises odeurs afin de nous en détourner aussitôt, certaines d’entre elles pouvant être toxiques, ou émaner de produits toxiques comme, par exemple, dans le cas d’aliments avariés (Prescott 2004). Selon certains (Rubio-Godoy et al. 2007, Moscavitch et al. 2009), l’association fréquente entre exposition à une mauvaise odeur et dégoût pourrait préparer le système immunitaire à une attaque microbienne potentielle. Cette hypothèse est renforcée par une étude récente montrant que chez les Shuar d’Équateur la sensibilité au dégoût est corrélée positivement à l’évitement de stimuli pathogènes (Cepon-Robins et al. 2021). Certes, le lien supposé entre les pestilences et la toxicité n’est pas toujours attesté, mais il n’en est pas moins réel, statistiquement parlant (Holley 1999 : 220). Dès lors, comme dans beaucoup d’autres domaines de la cognition (Sperber & Hirschfeld 2004), il est préférable de surestimer un danger que de le sous-estimer. En l’occurrence, il vaut mieux se méfier à tort d’une mauvaise odeur que négliger un signal malodorant qui serait effectivement toxique. De fait, ces mauvaises odeurs déclenchent de fortes émotions, des affects extrêmement vifs, ce que traduisent bien les descripteurs olfactifs.
Lors d’enquêtes datant d’une vingtaine d’années, l’un de nous (Candau 2000) avait documenté ce phénomène dans le cadre d’une enquête
sur les savoir-faire olfactifs propres à divers milieux professionnels confrontés aux odeurs de la maladie et de la mort (sapeurs-pompiers, infirmières, fossoyeurs, médecins légistes, thanatopracteurs). En voici quelques illustrations.
L’odeur sans doute la mieux mémorisée par les sapeurs
-pompiers est celle de la décomposition d’un cadavre, humain ou animal. « Une fois qu’on l’a rencontrée, on ne l’oublie jamais », dit l’un d’eux. Cette rencontre, presque tous l’ont faite à l’occasion des « ouvertures de portes », lorsque les pompiers sont appelés pour intervenir dans une habitation où l’occupant ne donne plus de signes de vie ou bien d’où se dégage une odeur suspecte. C'est « une odeur qu’on a l’impression d’avaler, à la limite du supportable, forte et puissante, bloquante, écœurante, une odeur de pourri ou de fromage pourri, de poubelles que l’on conserve longtemps, qui saute à la figure, qu’on a dans le nez et qui tient. On la garde dans le nez » toute la journée après une intervention et même « dans la tête ». Elle « touche profondément » au point de donner l’impression d’en « être imprégné » même après avoir pris soin de changer de tenue et malgré les efforts déployés pour essayer de l’oublier : « l’odeur reste présente dans mon esprit », dit un sapeur.

De même, en milieu hospitalier, les odeurs évoquent souvent l’intrusion et l’agression. Un médecin qui a connu les salles communes alors qu’il était stagiaire se souvient d’odeurs les « miasmes de l’humanité » - vécues comme une atteinte à son intégrité physique au point, en réaction de défense, de diminuer volontairement sa capacité respiratoire pendant tout le temps de la visite des malades. Que des stimuli olfactifs désagréables puissent avoir des effets physiques nocifs, cela semble incontestable : à cause de l’odeur « envahissante, collante, pénétrante » d’un abcès du sein à germes anaérobies, un autre médecin fut un jour victime d’un petit malaise vagal dans le bloc opératoire. Il eut alors la sensation d’être « imbibé » par cette odeur. « Ça prend dans tout le corps », note une infirmière. Une odeur d’infection intense, estime une autre, « imprègne » les vêtements et le corps. Une autre encore a l’impression « d’avaler » les odeurs dégagées par de mauvaises plaies. « Je ferme la bouche pour ne pas avaler l’odeur », déclare une aide-soignante, ajoutant que « l’odeur, c'est quelque chose de concret. J’ai peur que l’odeur m’envahisse comme un aliment si je ne ferme pas la bouche. L’odeur, c'est des parcelles infimes du corps odorant, elle peut être presque matérialisée. Ces parcelles infimes du corps » qui filtrent de certaines escarres ou de nécroses, « on a l’impression qu’on peut les respirer ou les avaler. »

L’odeur du noyé, déclare un médecin légiste, est « lourde », « forte », « intenable, terrible, collante », elle « vient nous tartiner ». « C’est une odeur à ne pas regarder » (Candau & Jeanjean 2006), résume un fossoyeur. L’odeur d’un cadavre en état de putréfaction, disent les fossoyeurs, « accroche », « pique » et « rentre dans les cheveux ». Elle est « collante », renchérit l’un d’entre eux, utilisant le même descripteur qu’un sapeur-pompier qui, à l’instar de ses collègues, la qualifie encore de « puissante, bloquante, écœurante, pointue, perçante ». C'est une odeur « dérangeante », qui « fait mal » et « nous tombe dessus », précise un fossoyeur ; on la « reçoit » et il faut donc s’habituer à la « prendre ». Un autre fossoyeur décrit ainsi l’ouverture de certaines tombes : « on est pris à la gorge », dit-il, « l’odeur, vous l’avez sur les habits ». Elle « tient », y compris après avoir pris soin de changer de tenue, affirment plusieurs représentants de ces professions. Selon un thanatopracteur, cette odeur « âcre »,
« agressive », « acide », « grasse », « reste collée dans la bouche », on la « garde sur soi », et on doit ensuite la « porter », tel un fardeau. Elle est « prenante », « elle s’imprègne », elle « s’étale comme un chewing-gum », se « dépose dans les sinus », puis reste « ancrée au niveau du front » confirme, à Nice, un employé de la morgue municipale. Malgré les efforts déployés pour essayer de l’oublier, elle « reste présente dans mon esprit », ajoute un autre.

Nous avons cherché à étayer l’hypothèse de la perception d’une durée plus longue des sensations olfactives jugées désagréables que suggéraient ces entretiens. Pour cela, nous avons procédé à leur traitement à l’aide du logiciel d’analyse sémantique latente LSA. Ce logiciel permet de calculer un cosinus qui représente le degré de similarité entre deux contenus textuels, en comparant les textes à une base de données de référence1. Si deux contenus sont caractérisés par une proximité de –1, ils sont très différents du point de vue sémantique. À l’inverse, deux contenus textuels caractérisés par une proximité de +1 sont très proches sémantiquement (ils traitent du même sujet). Nous avons « ciblé » dans nos entretiens 103 descripteurs évoquant avec un minimum d’ambiguïté la notion de durée de la sensation (e.g. odeur « ancrée », « étouffante », « qui reste », « persistante », etc.), afin de calculer le degré de similarité entre chaque corpus d’entretiens (celui des parfumeurs, des sapeurs-pompiers, des fossoyeurs, etc.). Selon l’hypothèse à tester, les professionnels en contact avec des odeurs désagréables devaient utiliser un langage (des descripteurs) mettant davantage en valeur la durée de la sensation que les professionnels confrontés à des odeurs neutres ou agréables. La classification hiérarchique des corpus d’entretiens a effectivement mis en évidence une proximité entre plusieurs groupes de professionnels : pompiers, égoutiers et ceux de la rubrique « Mort » (fossoyeurs, thanatopracteurs et employés de la morgue), soit tous les individus évoluant dans des environnements olfactifs sévères. Cette proximité suggère qu’ils partagent une même caractéristique dans leurs discours, en regard de la liste des descripteurs de durée. Il n’a pas été possible de l’identifier précisément, mais au vu des données ethnographiques il n’est pas déraisonnable de supposer qu’il s’agit d’une utilisation plus marquée de descripteurs rendant compte, au sein de ces professions, d’une perception durable et partagée des odeurs désagréables, i.e. d’odeurs qui les affectent (Candau 2010) d’une manière particulière.

Ces descriptions d’expériences olfactives perçues comme désagréables et longues à endurer font toutes songer aux représentations médicales qui, aux XVIe et XVIIe siècles, conféraient aux odeurs la faculté de pénétrer l’intimité des corps (Vigarello 1985 : 18).

II Les odeurs incorporées : études de cas Pékin, Bombay et Rio de Janeiro
En nous rendant sur le terrain, successivement, dans trois immenses villes industrialisées, à Pékin d’abord, puis à Bombay et à Rio de Janeiro ensuite, nous avons pu constater que la population des villes n’était pas tributaire d’une culture olfactive établie. Les odeurs ne sont pas un patrimoine explicite de partage et de connaissance dans le domaine de l’art, de la religion, du langage... Si nous avons assez vite abandonné le projet titanesque de réaliser une étude interculturelle et urbaine des perceptions olfactives, les pratiques olfactives recueillies nous ont permis de se focaliser sur les usages sociaux de l’olfaction et leur engagement avec le corps. Par sa dimension physiologique, c’est-à-dire vitale et motrice, l’olfaction est toujours corrélée à une incorporation.
Quand les odeurs signalent un
changement hormonal, elles troublent autant que l’état du corps se trouble lui-même. C’est le cas des menstruations féminines. Deux interlocuteurs, un Pékinois et une Pékinoise, évoquent l’odeur des règles comme une odeur à part dans le cycle : « Il y a aussi d’autres choses qui me troublent, c’et l’odeur diffusée par les filles. Mais je n’ose pas leur demander quand je sens ça si elles ont leurs règles. Mais en y pensant maintenant, je sais que c’est pendant leurs règles. C’est juste une odeur très particulière mais je n’ai jamais senti ça chez ma femme. Je ne sais pas ce que ça me fait mais je sais qu’elle existe » (Ruy, 29 ans), ou encore : « Quand les filles vont avoir leurs règles, il y a une odeur comme les petits bébés, comme les nourrissons, un peu l’odeur du lait. Cette odeur-là, je l’ai sentie avant sur moi, sur d’autres mais maintenant j’essaye de ne plus faire attention ». Les Pékinois ne répugnent pas à parler de l’odeur de leur passage aux toilettes qui est à la fois une odeur de routine mais aussi de transformation. À l’odeur du passage aux toilettes se juxtapose celle des toilettes publiques, nombreuses à peupler le paysage urbain à Pékin : « Ce n’est pas les toilettes publiques le pire mais le pire, c’est ce qu’on rajoute pour camoufler l’odeur des toilettes. Le mélange rend le lieu encore plus difficile à accepter » (Lizhanpeng, 33 ans, Pékin). Dans le corps, ce n’est pas seulement la putréfaction qui est crainte mais la perte de son contrôle au moment de sa mutation. À la question « à quel moment ton odorat est le plus actif », Wuquionq répond : « Quand je vais aux toilettes. Parce que ça sent mauvais » (Wuqionq, 26 ans), ou encore Lichuang, « C’est l’odeur puante dans les toilettes ». Si l’odeur des toilettes est jugée mauvaise, elle n’est pas taboue, on en parle librement, à l’inverse de Bombay et Rio de Janeiro, puisque le passage dans ces lieux est une expérience olfactive qui libère à l’extérieur les odorants internes au corps.
Le corps subit aussi des changements en fonction des périodes de la vie. Johanna
2 énumère les étapes variées de son identité olfactive, mais elle ne néglige pas celle de son entourage. Selon elle, sa mère sent comme elle, signifiant ainsi que l’âge adulte ne détériore pas l’odeur du noyau familial, moins que l’adolescence en tout cas. En revanche, la vieillesse apporte un changement : « Oui, je crois que ma mère a la même odeur que moi. Ce sont mes grands-parents qui ont une odeur particulière. Ce n’est pas pareil que nous ... oui, sans doute, nous

sommes jeunes et ils sont vieux. Ils ont beau aimer la propreté ... avec l’âge, l’odeur change » (Johanna, 24 ans). Une autre interlocutrice Pékinoise recourt à des arguments biologiques pour expliquer ce phénomène : « L’odeur sur les personnes âgées, c’est une odeur qui veut dire que les organes commencent à se détériorer » (Tina, 27 ans). Tout se passe comme si l’odeur de la vieillesse se déposait sur la personne au point de la dénaturer. Les rites de passage sont accompagnés par des odeurs qui confirment le passage d’un état à un autre, dun climat à un autre, dune époque à une autre : « Trace éphémère, indescriptible, et toutefois bien matérielle, lodeur sapparente tous ces indices qui, la sortie de lenfance, indiquent que « quelque chose » nest plus comme avant (la morphologie, la texture de la peau, les cheveux, la symétrie entre les membres...), sans qu’on puisse toujours mettre en mots la nature, l’intensité et les formes de ces transformations » (Diasio, 2015).

L’apprentissage des odeurs passe aussi par la censure de l’autre à propos de sa propre identité olfactive que l’on doit réussir à cacher. L’odeur se reflète dans l’autre à défaut d’être visible devant la glace. Selon David Howes, la gêne à l’égard de ses propres odeurs et de celles des autres contribue à maintenir des individualités respectivement séparées : “We are extremely “self-conscious” about our own body odours and often quick to take offense at the “smell of the others”’. In this way we both assert and maintain our respective individualities [...] (and) we are able to appear to each other’s separate (and discreet) individuals” (Howes, 1987). Cependant, recourir à l’odeur de son propre corps peut aussi être une stratégie d’évitement pour éviter de sentir les effluves de l’autre : « L’odeur de soi-même, cela sert à apaiser la souffrance de l’odeur des autres » (Johanna, 24 ans, Pékin).

À ce titre, l’odeur de l’intimité du corps se mêle et se confond même avec l’habitat. En effet, l’habitat est le moyen privilégié de tenir l’agresseur, homme ou animal, à distance de soi, c’est « un système immunitaire spatial » (Sloterdjik, 2003). L’animal reconnaît son territoire et sa tanière à l’odeur comme nous reconnaissons notre territoire à l’odeur de notre lit, celle de l’autre à sa maison : « Chez mon copain, la première fois que je suis arrivé, j’ai senti une odeur qui était une extension de lui-même. L’odeur de sa maison, c’était l’odeur de lui-même. Je ne sais pas comment expliquer. Je pense que c’est l’odeur des meubles, mais en même temps, l’odeur des meubles, c’est les mêmes partout. Je n’ai jamais pensé à l’odeur de mon copain comme une odeur comme ça, mais je pense qu’il y a l’odeur du poivre et c’est chaud comme sa maison » (Rodrigo, 24 ans, Rio de Janeiro). Au cœur de l’habitat règne l’odeur du corps qui vit, une identité intense, familière mais difficile à définir. Même si les mots nous échappent, nous nous fions à la matérialité du lieu et du territoire pour exprimer la perception que nous en avons comme le précise finement ce témoignage : « Au début, je ne pouvais pas respirer du tout, c’était très irritant et avec le temps, le trajet quotidien, c’était si familier que j’ai commencé à m’habituer et cette odeur insupportable est presque devenue confortable (...) C’est cette chose particulière qui se répète, qui se répète encore et encore. Nous pratiquons cette chose comme apprendre quand on est petit, ce sont des lourds apprentissages qui sont dans le passé. Comme apprendre à parler français ou allemand. Imagine une personne, elle commence à parler, au début c’est dur, et puis à un moment elle devient bilingue. Dans mon cas, je parle anglais très souvent, ce n’est plus dur de parler anglais. Avec l’odeur, c’est pareil » (Shivaji, 30 ans, Bombay).

Même si l’odeur fait partie de l’intime quotidien, du chez soi, de soi-même, elle est conscientisée sans être forcément acceptée. L’habitude de la familiarité n’entraîne pas nécessairement son appréciation positive : elle peut contribuer à l’inverse à cerner l’odeur pour la neutraliser. Selon François Laplantine, l’intimité est question d’intensité : « D’intensité chromatique, acoustique, gustative (nos plats préférés), olfactive (les parfums). Ces intensités se modulent, croissent, décroissent, s’amplifient, s’atténuent. Une intimité qui s’estompe peut provoquer du regret mais une intimité en expansion peut devenir envahissante » (Laplantine, 2020 p.25-26). L’odeur peut donc à la fois être nuisible et familière. Souvent, l’intensité de la nuisance est mesurée par la répétition qui se transforme en usure de la perception. En étudiant le phénomène de gêne sur un territoire de nuisances olfactives, François Joseph Daniel note ce paradoxe entre désagrément et familiarité : « Ce n’est qu’au terme de répétitions, de successions de situations d’exposition aux odeurs que les personnes gênées mesurent, chemin faisant, les empêchements que la nuisance produit sur la vie quotidienne, qu’elles prennent conscience du préjudice » (Daniel, 2019).

En somme, il faut non seulement repérer mais aussi conscientiser l’odeur pour faire naître un sentiment de gêne olfactive. Une interlocutrice Marathi raconte son histoire à propos d’une odeur familière. Quand elle a quitté l’Uttar Pradesh pour déménager à Bombay, elle était sensible à certaines odeurs lui rappelant sa vie ancienne. Plus précisément, les rues de Bombay la rendaient nostalgique de ses sorties au temple de l’Uttar Pradesh. Or, en retournant dans ce même temple, elle comprit que l’odeur venait de la poubelle et non d’un mélange lié au lieu de culte. Dès qu’elle s’est rendu compte de sa méprise, elle a commencé à renier tous les affects éprouvés jusqu’alors pour cette odeur. La conscientisation de la source olfactive a transformé soudainement son bonheur en gêne.

Quand l’odeur est conscientisée comme une gêne, elle devient une obsession. On pense à la détruire en la canalisant. La nuisance olfactive dérange principalement les habitants du quartier de la Huchette, rappelle Lucile Grésillon, précisément à cause de ce franchissement de l’imperméabilité de l’espace clos : celui-ci est envahi d’une présence olfactive non choisie (Gresillon, 2005). Quand on déambule en ville, on tolère mieux ses diverses odeurs. Mais en rentrant chez soi, on ne veut sentir que ce qui nous appartient.

C’est le cas d’interlocutrices Cariocas qui cherchent à se débarrasser de certaines nuisances olfactives propres à leur lieu de vie. Leur arme est l’anticipation. La première arrive à identifier l’odeur des cafards avant de les voir. La gêne des cafards à la maison a renforcé sa compétence olfactive au point qu’elle fait vite le lien et agit en conséquence. Il en va de même pour Juliana (23 ans, Rio de Janeiro) dont le chien urine en son absence sur le tapis et le canapé. Quand elle arrive chez elle, elle renifle et détecte immédiatement d’où cela vient. Elle utilise des sprays désodorisants pour faire partir l’odeur au plus vite.

C’est parfois l’absence d’odeurs ou son irrégularité qui provoque ce sentiment de gêne, plus que le rejet de l’odeur elle-même. Ketaki (21 ans, Bombay) ne supporte pas l’odeur de l’encens car elle lui donne la sensation d’étouffer. Cependant, elle redoute encore plus son absence. Si elle ne sent pas l’encens en arrivant chez elle, c’est suspect : « Mon grand-père s’occupe d’allumer des encens matin et soir, c’est la tradition pour les dieux. Si jamais je ne sens pas cette odeur en arrivant de l’école, je vais m’inquiéter, c’est qu’il y a quelque chose qui

cloche » (Ketaki, 21 ans, Bombay). L’absence de l’encens indique la rupture du temps, de la routine, ce qui est davantage redouté que la présence de l’odeur.
Dans certains cas, le rejet de l’odeur familière a une dimension symbolique. Il rompt la possibilité de la transmission : «
La cuisine indienne c’est épicé, il y a un concept indou qui s’appelle Tarka, c’est un mélange d’épices avec l’huile pour la préparation de base de tous les plats, notamment le dahl. Et pour moi, l’odeur est trop forte, je ne peux pas le tolérer. Je sors de la maison, je n’aime pas les odeurs fortes » (Ali, 18 ans, Bombay) ; « En Inde, on fait du beurre, c’est le ghee. Beaucoup de gens aiment cette odeur mais pour moi, je ne sais pas, je n’aime pas. Quand ma mère prépare à la maison le ghee, à chaque fois, je quitte la maison » (Poorva, 35 ans, Bombay). Dans les deux cas, l’odeur familière entraîne systématiquement un éloignement du domicile familial. Le rejet de l’odeur familière est peut-être une manière de renier la famille et de soulever la question de la familiarité autrement : le familier, c’est aussi une acquisition que l’on peut apprendre à choisir. Ailin, pékinoise, rejette l’odeur de ses livres car les études sont beaucoup trop stressantes. Si d’habitude cette odeur est perçue comme plutôt positive, ici, ce n’est pas le cas : « dans mon sac et parce que j’ai préparé mon texte euh cette semaine et quand j’ai ouvert mon sac, je me sens un peu stressée et je pense qu’il a une odeur sérieuse. Le cahier, le livre, les livres nouveaux, il me semble très stressant. (...) Oui, je suis déjà stressée et après, ça a renforcé mon stress. J’ai ouvert mon sac, Expiration. Décourageant. (...) Hummm non, parce qu’il y a des cahiers et des livres, cette odeur me renvoie toujours à des stress » (Ailin, 20 ans, Pékin).

Les changements de pratiques liés à une émancipation du cercle familial modifient le rapport aux odeurs : « J’aime les animaux et j’ai grandi avec des animaux mais je pense que chez ma mère, il n’y a pas d’espace pour avoir beaucoup d’animaux comme elle. Quand je sens que les chiens ont fait pipi dans la maison ou sur la chaise, c’est quelque chose qui me dérange et que je ne supporte plus » (Laìs, 31 ans, Rio de Janeiro). Le changement d’habitude provoque une remise en cause de l’odeur familière. S’il peut y avoir un rejet de l’odeur « famille familière », d’autres odeurs viennent se substituer à celles qui se sont forgées pendant un choix plus conscientisé, une fois que l’on sort du cercle familial et qu’on peut véritablement mettre à distance l’odeur de soi-même 3.

Alors que l’on n’apprécie pas consciemment son odeur familière, on sélectionne avec habitude celles perçues comme réellement étrangères. Les odeurs non familières sont plus susceptibles d’être partagées, commentées et étudiées tandis que ce qui est familier reste énigmatique et camouflé.
À l’inverse, l’odeur familière reste une expérience largement méconnue, car l’habituation et les pratiques intériorisées consistent à noyer la perception dans l’oubli, mais aussi dans le déni. Tant qu’on ne sent pas, c’est bon signe : nos narines restent tranquilles dans le bain de la familiarité. Cette inscription au cœur de l’appartenance et du territoire crée un biais pour la perception olfactive : elle se fie aux sources qu’elle considère comme fiables. Cette approche stéréotypée et binaire de l’olfaction montre que l’on ne supporte pas une odeur qui se situe en dehors de son territoire et des codes sensibles intégrés depuis l’enfance. Ne pourrait-on pas y voir, en somme, une manière détournée de se censurer soi-même et de conjurer les tabous propres à ces odeurs dissimulées ?

Cet effet boomerang se retrouve à Pékin, Bombay et Rio de Janeiro où, de manière systématique, on crée de l’identification olfactive par la fabrication d’une hiérarchie et la mise à l’écart de la différence. Et pourtant, si l’odeur de l’autre est une menace, elle rappelle aussi qu’on n’est pas à l’abri de ses propres émanations même quand on les chérit. Critiquer l’odeur de l’autre revient à se méfier de la sienne en la contrôlant en permanence. Selon Norbert Elias (1969), l’hygiène corporelle est devenue une autocontrainte en reposant au préalable sur une logique de la contrainte extérieure (Elias, 2003). De manière tacite, chaque individu sollicite son odorat pour évaluer comme il peut sa propre odeur, la portabilité d’un vêtement, la trace laissée par un autre, l’effluve des états émotionnels ou hygiéniques d’autrui. L’identité olfactive repose sur une connaissance en miroir sans le reflet habituel propre à celui de Narcisse puisque pour sortir de l’illusion du familier et savoir réellement ce que l’on sent, on doit affronter l’autre.

Façonné par le pouvoir de l’image alors que l’odeur n’en a pas, le marketing olfactif insiste aujourd’hui de manière paradoxale sur les défauts du miroir : celui-ci ne dit pas tout. C’est la raison pour laquelle il faut en permanence surveiller ses odeurs corporelles imperceptibles pour soi mais ostensibles pour les autres. Le corps est perçu comme désaffectation sociale s’il n’est pas transformé, travaillé, socialisé.
Cet effet boomerang se distingue ainsi dans la pratique de porter du parfum. En revêtant un parfum comme une seconde peau, on se rend
facilement compte que l’expérience du parfum est moins de l’ordre de la perception personnelle que de la réception olfactive de l’autre. Quand on se met du parfum, on le sent au moment de se parfumer puis, au bout de quelques minutes, le phénomène d’habituation s’active et on cesse de le sentir. En revanche, ce n’est pas parce que l’on ne sent plus son parfum que l’autre n’y est pas réceptif. Quand une personne remarque que l’on porte du parfum, l’odeur oubliée est donc réactualisée.

Sur la base de ces données ethnographiques, l’hypothèse d’un partage des espaces olfactifs jugés désagréables gagne en robustesse. Elle en gagne encore davantage au vu des recherches récentes menées par Jamel Ben Hassine et Sandra Pérez sur la spatialisation des nuisances olfactives.

III La spatialisation des nuisances olfactives

La notion d’« émotion » sert à indiquer des réponses complexes ou « multi-componentielles » (Scherer, 1984, cité par tcherkassof A. et Frijda N. H. 2014), c’est-à-dire composées de plusieurs réponses, qu’elles soient physiologiques, motrices, cognitives, affectives et/ou ressenties (on parle alors de « syndrome multi-componentiel »). Chacune de ces réponses, suscitée par les stimuli et exigences de la situation du moment, résulte de l’interaction de ces modalités de base. Chaque émotion représente ainsi un pattern de réponses différent (Tcherkassof A. et Frijda N. H. 2014).

Dans ce cadre, un contact entre une/des molécules odorantes et un système olfactif peut potentiellement provoquer une/des sensations mais ce processus ne s’arrête pas là, car ces sensations peuvent se transformer en émotions telles que : la peur, la joie par le fait que notre esprit va ajouter à ces sensations le « j’aime »,/ « j’aime pas ». De plus, notre nez est directement relié à la partie du cerveau qui contrôle la réponse émotionnelle (Soudry et al. 2011, Quercia et al. 2016).

Pour comprendre ce mécanisme nous devons faire appel à la neurophysiologie qui décrit la façon dont est traitée l’information olfactive : d’abord par le système limbique (une des parties du cerveau la plus vieille du point de vue de l’évolution), et ensuite par les parties du néocortex, spécialement dans l’hémisphère droit. Ce processus de traitement de l’information olfactive (notamment l’implication du système

limbique qui est en relation avec le développement des émotions), nous laisse penser que les odeurs affectent le comportement humain de façon inconsciente.

Cela signifie que l’espace olfactif qui nous entoure a potentiellement un impact sur nos ressentis, ce qui, dans le cas de nuisances répétées sur le lieu de résidence, peut induire un sentiment de perte du libre arbitre (je ne veux pas être soumis à cela, et pourtant je le suis) (Broca, 1879) qui génère à son tour une charge émotionnelle pouvant aller jusqu’à la colère.
Selon Salesse (2012), « les mauvaises odeurs nous rendraient méfiants ». En effet, notre sensibilité aux odeurs nauséabondes aurait pour but originel de nous prévenir de la survenue imminente d’un danger. Ainsi, la perception de telles odeurs par des riverains les avertirait d’un danger potentiel, l’odeur étant alors perçue comme cachant d’autres éléments, à savoir des polluants potentiellement délétères pour leur santé, ce qui n’est pas faux. La plus connue est l’odeur d’œuf pourri associée à une émission de soufre, ou bien encore l’odeur de poisson mêlée à l’urine, associée au diméthylamine, composé azoté qui se dégage des tanneries de cuir (Parker et al.2002).

Selon Boisson (1997), les odeurs de pourri, de brûlé, correspondraient à un stimulus que l’homme doit fuir, voire, supprimer. L’odeur déplaisante nous avertirait ainsi, d’une fuite de gaz, d’une attaque chimique, d’un feu ou bien encore d’une nourriture avariée, « places where the air is dank and foul are associated with ill health and disease » (Bulsing et al. 2009).

III.1 De la difficulté à étudier les odeurs

Le linguiste Claude Boisson (1997) a étudié la dénomination des odeurs parmi un échantillon de 60 langues. Certaines odeurs sont particulièrement saillantes (elles se retrouvent dans la majorité des langues) (Boisson, 1997) comme les odeurs de sueurs corporelles, d'urine, d’haleine fétide, de pourri, rance, renfermé, de moisi, brûlé, roussi, de poisson, de viande fraîche, des odeurs fortes d'animaux, des odeurs liées à l’humidité, et enfin d’excréments. Néanmoins, Boisson constate des variabilités interculturelles qui sont dues selon lui aux différences de climats : « de ces différences climatiques dépendent par exemple une plus ou moins grande tendance à la pourriture, à l’altération des aliments, d’où peut-être les riches lexiques de l'Inde du sud, de l'Afrique subsaharienne, du Pacifique ».

Selon Buck (1949), on décrirait presque toujours une odeur en nommant l’objet qui l’a émis : l'odeur d’une rose. Ainsi, « force nous est alors de reconnaître que l’odeur comme objet psychologique n’est pas une dimension aussi abstraite que la couleur. Si on considère que cette dernière a acquis dans notre culture le statut objectivé d’une dimension indépendante des objets supports, tel n’est pas le cas pour le domaine olfactif qui reste cognitivement (à la fois aux plans individuel et collectif, psychologique et linguistique) dépendant de la source et de son contexte ».
L'absence de noms exacts d’odeurs (contrairement aux couleurs) est compensée par les noms des sources d’odeurs (odeur de citr
on, odeur de poisson).

Dès lors, la contextualisation et donc la spatialisation des odeurs deviennent possibles. En effet, comme nous allons le voir les riverains de secteurs industriels ont tendance à utiliser les sources pour décrire les odeurs nauséabondes : odeurs de poubelle, d’hydrocarbures, odeurs chimiques, auxquelles ils sont soumis.

En 1947, lors d’une conférence à l’École des Beaux-Arts de Paris, André Siegfried, de l’Académie Française, évoque la géographie des odeurs. Selon lui, chaque peuple, chaque civilisation, chaque ville est caractérisée par une odeur spécifique : « il existe des zones d’odeurs répondant à des civilisations, à des régions, avec des frontières quand on passe de l’une à l’autre ». Il donne des exemples de villes comme le « Caire (parfum arabe, chameaux dans les rues annonçant l’Inde) » et « Constantinople (parfum turc annonçant la Russie) » (Dulau et Pitte, 1998). « On dit que chaque ville, chaque pays a son odeur. Paris, dit-on, sent le chou aigre. Le Cap sent le mouton. [...] La Russie sent le cuir. Lyon sent le charbon. L’Orient, en général, sent le musc et la charogne. Bruxelles sent le savon noir. Les chambres d’hôtels sentent le savon noir avec lequel elles ont été lavées. Les lits sentent le savon noir – ce qui engendre l’insomnie pendant les premiers jours. Les serviettes sentent le savon noir. Les trottoirs sentent le savon noir » (Baudelaire, 1864).

De nos jours, avec le développement d’instruments (métrologie) et l’utilisation de logiciels de type SIG (Système d’Information Géographique), la cartographie des odeurs dans les villes est devenue possible. Un groupe de chercheurs de l’Université de Cambridge a ainsi mené avec des volontaires locaux une campagne d’identification et de classifications (de mesures) d’odeurs dans 7 villes : Amsterdam, Pampelune, Édimbourg, Glasgow, Newport, New York et Paris. En se basant sur les données collectées, les scientifiques ont élaboré un dictionnaire des odeurs qui compte 285 mots. L’étape suivante consistait à cartographier les odeurs de Londres et de Barcelone (figures 1 et

2). Ils ont exploité les photos et les mots-clefs géoréférencés publiés sur les réseaux sociaux (Twitter, Flickr, Instagram...) afin de repérer les endroits (les rues, les parcs, les différents lieux d’activités...) de chaque ville et la répartition des odeurs en leur sein (Quercia et al. 2015). Sur le site de ce projet 4 nous trouvons les cartes des odeurs de 12 villes européennes et américaines. Les chercheurs ont réparti les odeurs en 5 catégories : émissions (fuel, poussières...), nature (terre, plantes ...), nourriture (grillade, pain...), animales (excrément, grange des animaux...), ordures (poubelles...). Généralement, les odeurs de type nature (en vert) sont répandues près des parcs, lui est associée, le plus fréquemment, l’odeur d’herbe fraichement coupée. Pour les odeurs de type émissions (en rouge), elles s’observent près des axes routiers caractérisés par une circulation dense. Ces cartes donnent des précisions sur les endroits qui sentent mauvais, ce qui permet aux décideurs et aux urbanistes de les aménager, de les modifier avec la création de parcs et de zones piétonnes par exemples.


Dans la ville de Barcelone, les odeurs émises par la circulation automobile (en rouge) sont localisées notamment au niveau des trois axes routiers qui traversent la ville du nord au sud, tandis qu’à Londres ces odeurs sont ramassées dans le centre de la ville. Mais la principale différence entre les 2 villes réside dans les odeurs de type nature (en vert), plus présentes à Londres du fait de l’abondance des parcs dans la partie occidentale de la ville, en comparaison de Barcelone, ville méditerranéenne beaucoup plus minérale.

III.2. De l’odeur à la nuisance

Meierhenrich et al (2005), décrivent la relation entre la structure de la molécule odorante et la perception olfactive. Pour qu'une molécule soit traitée par le système olfactif, les critères suivants sont indispensables : le poids de la molécule doit être modéré, avec une polarité faible et une certaine solubilité dans l’eau. Il faut noter que presque toutes les molécules volatiles sont odorantes. Les études montrent que les molécules qui ont des structures similaires ont des odeurs voisines. Cependant, une petite modification dans la structure moléculaire peut changer totalement la perception olfactive. De plus, d’autres structures qui sont différentes ont pourtant des odeurs identiques (c’est le cas en particulier de certains macrocycles et des composés nitrés à odeur de musc), comme :

. Les stéréo-isomères qui ont la même formule de constitution (formule semi-développée), mais qui diffèrent par l'agencement spatial (ou configuration spatiale) de leurs atomes.

changer totalement la perception olfactive. De plus, d’autres structures qui sont différentes ont pourtant des odeurs identiques (c’est le cas en particulier de certains macrocycles et des composés nitrés à odeur de musc), comme :

. Les énantiomères : « chacun des deux stéréo-isomères d'une molécule chirale dont l'un est l'image de l'autre dans un miroir Mais, malgré la similitude des composants de deux énantiomères (miroir), il se peut qu’ils n’aient pas les mêmes propriétés olfactives, comme nous pouvons le voir sur le tableau ci-après. 1995, (Panico et al. cité par Sardou, 2014).


Tableau 1. Exemples d’énantiomères ayant des odeurs différentes. Source : Meierhenrich et al. 2005. »

Certaines substances changent d’odeur en fonction de la concentration (Fanlo et Carre, 2006), ainsi, une odeur agréable peut devenir désagréable à de très fortes concentrations (Kôster, 1991). Il y aurait donc un seuil qui fait basculer du caractère agréable au caractère désagréable (Bonnefoy, 2007). Une odeur désagréable peut devenir une gêne olfactive. La puissance de cette gêne est en relation avec la concentration, l’intensité et la qualité de l’odorant concerné : plus la concentration et l’intensité sont fortes, plus la gêne peut potentiellement être ressentie.

Nous touchons du doigt ici toute la complexité à étudier le domaine des odeurs que ce soit du point de vue de la chimie (sensibilité des composants moléculaires, interactions chimiques), ou bien de celui de l’anthropologie (variabilité interindividuelle).
Nous allons donc nous demander si les nuisances olfactives peuvent être sources d’un certain consensus phénoménologique, les qualia étant alors assez fortes pour être partagées par le plus grand nombre, objectivant les perceptions sous la forme de plaintes olfactives. Cela ne va pas de soi car ces plaintes peuvent parfois faire l’objet d’un déni, la tentation est grande de les considérer comme étant de l’ordre de la

perception individuelle, et donc du subjectif, afin de minimiser l’importance de certaines émissions atmosphériques, et ce, de manière consciente ou inconsciente5.
La
connaissance acquise par les riverains sur les sources émettrices d’odorants (par exemple les industries), associée avec le calcul de la distance entre leur habitat et la source, ainsi qu’avec le sens et la vitesse du vent au moment de leur plainte permet d’avoir une idée des odorants auxquels ils sont exposés (Ben Hassine, 2021).

Nous prenons comme exemple la région Sud qui dispose comme toutes les régions d’une ASQUAA (Association agréée de Surveillance de la QUAlité de l’Air) : AtmoSud. AtmoSud a été une des premières ASQUAA à mettre progressivement en place (depuis 1998)6 un Schéma RégionaldesurveillancedeOdeurs:leSRO7, grâceauquelleshabitantsindisposéspardesnuisancesolfactivespeuventdéposeruneplainte. Nous disposons de 20 868 plaintes déposées sur le site du SRO entre 2001 et 2018 par 2744 personnes différentes8, dont la majorité (63%) sont des femmes, qui seraient selon certains auteurs plus sensibles aux odeurs, ces dernières occupant, par exemple, une place de choix au moment de rencontrer un partenaire sexuel, une bonne odeur favorisant alors l’attractivité (Herz, 1997, Herz et al. 2004, Ferdenzi et al. 2010). Cela pourrait aussi s’expliquer, par le fait que les femmes portent globalement plus d’intérêt à leur santé ou à celle de leur famille que les hommes. Une étude réalisée par l’INSEE a montré que 7 femmes sur 10 suivent des émissions sur la santé à la télévision ou à la radio, contre seulement 5 sur 10 pour les hommes, et que 60% des femmes ont coutume de lire les pages « santé » des magazines grand public, contre seulement 32% pour les hommes9.

Sur le site du SRO, les plaignants ont la possibilité d’indiquer en cochant une rubrique préétablie l’intensité de l’odeur qui est l’objet de leur plainte. Mais peu le font, c’est la raison pour laquelle nous avons tenté de l’évaluer à partir du corpus des remarques.
Au sens physique du terme, l’intensité est la marge qui se trouve entre le seuil de perception et le seuil de saturation, elle varie entre faible, modérée et forte.Les plaintes qui font état d’une intensité faible sont rares : 38 plaintes (0.18%). Mais nous savons que l’intensité faible d’une odeur nauséabonde peut provoquer une gêne olfactive pour les riverains si elle dure longtemps.

- Ainsi, le 06/08/2008, à 5h, un plaignant qui habite à Marseille ressent une : « odeur chimique sur toute la ville de Marseille (Quartier que j'ai fréquenté aujourd'hui : Joliette et Dromel). Odeur faible mais très désagréable avec sensation de gêne respiratoire et nausée, cette odeur m'a réveillé ce matin vers 5h00 et dure depuis ».

Deux plaintes, seulement, font référence à des odeurs moyennes, ce qui laisse penser qu’il est difficile de déterminer l'intensité exacte d’une odeur sans l’utilisation d’appareils ad hoc et que le plaignant ira plus facilement vers une odeur faible, durable dans le temps qui justifie alors le dépôt de plainte, ou bien vers une odeur forte. Comme le soulignent Vroon et al. (1996) cités par Kleiber et Vuillaume (2011) “There is no linear proportional relation between strength of olfactory stimuli and intensity of perception”.

-Le 21/07/2006, à 10h, un plaignant qui réside à Port-de-Bouc sent une « odeur moyenne en provenance de Naphtachimie, plusieurs

personnes de la mairie se sont plaintes de ces mauvaises odeurs ».
La plupart du temps l’intensité des odeurs perçues est forte, (88 %) ce qui justifie le recours des riverains au SRO comme moyen de protestation via les plaintes qu’ils y déposent.
De la durée et de l’intensité de la nuisance olfactive, un niveau de gêne va être ressenti par le plaignant.

III.3. Le niveau de gêne ressenti par le plaignant

Le SRO a dressé 4 niveaux de gêne : « pas gêné », « peu gêné », « gêné », « très gêné » avec, bien entendu, la possibilité de ne pas s'exprimer, noté « NR ». Nous constatons que les deux niveaux « gêné » et « très gêné » concernent (96%) des plaintes, ce qui indique que le fait de déposer une plainte est lié directement au niveau de la gêne ressentie.

La modalité « Très gêné » (14 312 plaintes) concerne des plaintes pour des odeurs de nature biologique (2 987), d’hydrocarbures (2 042), qui sentent le soufre (493), le brûlé (537), ont une odeur chimique (352), avec des adjectifs employés par les plaignants pour les décrire comme “forte-s-” (5620), pourri-e-s- (589), écœurante-s (394), infecte-s- (326), insupportable-s- (332), désagréable-s- (291), infection (236), irrespirable-s- (218).

-Le 09/02/2003, à 18h, une plaignante de Salon de Provence sent une “odeur écoeurante et très désagréable”.
5 752 plaintes font état d’un niveau «
Gêné » pour là encore plusieurs types d’odeurs : biologique (533), hydrocarbures (613), soufre (208), brûlé (132), chimique (201), avec l’emploi des termes “forte-s-” (936), écœurantes- (276), pourri-e-s- (246), désagréable-s- (133), que nous retrouvons, et des adjectifs nauséabonde-s- (112), mauvaise-s- (99).

-Le 29/06/2005, à 8h30, une plaignante de Carros écrit : ”forte odeur de mazout en alternance avec une forte odeur de peinture et ce soir

à nouveau les odeurs en provenance du compost oredui à 19h30 qui ont duré moins longtemps que ces derniers jours”.
Dans la catégorie « Pas gêné » (139 plaintes), toutes les catégories des odeurs sont encore présentes : biologique, hydrocarbure, soufre, brûlé, mais elles sont associées aux adjectifs “légère” et “légèrement”. Le même type de commentaire peut s’appliquer pour le niveau suivant « peu gêné » (602 plaintes), à l’exception toutefois de 14 plaintes qui décrivent des odeurs « forte-s » sans exprimer une gêne de même niveau. Peut-être est-ce le résultat d’une certaine adaptation de ces plaignants à ce type d’odeurs ?

Au-delà de la gêne, certains plaignants rapportent des symptômes physiologiques liés à leur exposition à certains odorants, ce que nous allons à présent examiner.

III.4 Les symptômes physiologiques rapportés par les plaignants

Toujours par le biais du site internet du SRO, le plaignant peut signaler si l’odeur perçue l’incommode au point de développer un symptôme physiologique parmi une liste prédéfinie : maux de tête, vertiges, nausées, irritation des yeux, irritation du nez, mal à la gorge, difficultés à respirer, toux, crise d’asthme. Le plaignant a aussi la possibilité d’indiquer s’il a eu d’autres symptômes que ceux précités.
La plupart des plaintes rendent compte de symptômes irritatifs. Cela semble normal au vu des odorants émis dans leur espace de vie et qui
ont cette capacité d’irritation, tels que l’oxyde de soufre (SO2) produit par les activités industrielles et la combustion du pétrole, du charbon et de gaz non désulfurés, le chlore (Cl) utilisé dans les stations d’épuration et les services d’assainissement, ou bien encore l’ammoniac (NH3), résultant d’activités industrielles ou agricoles (élevage).

Pour 9 908 plaintes, l’odeur a été perçue comme étant très irritante à irritante. Ces odeurs provenaient des décharges Sotreco (800), Biotechna (742), Balançan (371), Malespine (268), des raffineries, telles que Lavéra (225), la Mède (94), Esso (19), Lyondell (37), ou bien encore de la papeterie de Tarascon Fibre excellence (22), voire d’autres industries comme Soprema (étanchéité) (656). Les odeurs associées sont d’origine biologique : poubelle-s- (439), fermentation-s- (248), merde (103), décomposition-s- (101), relatives aux hydrocarbures : gaz (409), pétrole (63), essence (10), fioul (22), brûlé-s- (423), soufre (153), ou bien encore chimiques : chlore (32), ammoniac (8).

Parmi les autres symptômes viennent ensuite les nausées (300 plaintes, 1.44%), 131 personnes ont indiqué avoir eu envie de vomir (0.63%), et dans le cas de 28 plaintes, il y a eu effectivement des vomissements (0.13%). Ces plaintes sont dispersées dans toute la région, et elles sont le résultat de toutes les catégories d’odeurs (pas d’une en particulier).

- Le 18/09/2008, à 15h, une responsable du lycée Charles Mongrand à Port-de-Bouc écrit : “odeur de produit désinfectant donnant des

vomissements, saignement de nez, des nausées, maux de tête, des douleurs abdominales à beaucoup d'élèves”.
Les maux de tête concernent 285 plaintes (1.37%) réparties autour l'Étang de Berre. Ces maux de tête peuvent être provoqués par des odeurs d’hydrocarbures, et notamment une exposition au benzène.

- Le 27/08/2007, 22h30, un plaignant de Port-de-Bouc signale une “forte odeur d'essence, d'hydrocarbures en provenance d'industries.

Maux de tête”.

Les problèmes respiratoires se manifestent sous forme de picotements et d’irritations : du nez 168 plaintes (1.23%) ; de la gorge, 414 plaintes (1.98%) ; des yeux, 344 plaintes (1.65%) ; voire d’étouffements, 37 plaintes (0.18%).

-Le 09/01/2015, à 13h38 une plaignante de Nice sent une “forte odeur de brûlé qui pique la gorge et brûle les yeux. Depuis 5 jours (nuit

et jour) la société avoisinante brûle des déchets”.
Parfois, des saignements de nez dus à l’irritation des voies nasales sont signalés (9 plaintes, 0.043%).

-Le 18/09/2008, à 15h45 une infirmière du collège Paul Eluard à Port-de-Bouc écrit « odeur de gaz. Les élèves ont des maux de tête, toux

et saignements de nez ».
Les troubles du sommeil : plusieurs plaignants témoignent qu’ils sont réveillés où qu’ils ne trouvent pas le sommeil à cause d’un épisode olfactif gênant : 107 plaintes (0.51%) évoquent ce problème.

-Le 25/09/2013, à 3h, un plaignant qui habite Le Rouret signale : “odeur pestilentielle évoquant quelque chose d'alimentaire. Apparue entre 00h00 (heure à laquelle je me suis couché) et l’heure à laquelle je me suis réveillé et fermé ma fenêtre. Je n'ai jamais rien senti de pareil. Je ne peux pas encore dire si cela va durer plus de quelques heures pour le moment”...
-Le 28/07/2006, à 00h34, un plaignant de Port-de-Bouc écrit : ”cela m'a réveillé ça devient vraiment intolérrrrrrrrrrrrable”.

Enfin, et bien que cela ne fasse pas partie de la liste préétablie par le SRO, certains riverains avouent avoir peur ou bien être stressés par les nuisances olfactives qu’ils subissent.

-Le 10/03/2011, à 23h45 un plaignant de Vitrolles écrit : « Il semblerait que les odeurs venant du plateau de l'Arbois soient de nouveau d'actualité. Y a-t-il une pétition en cours ? notre santé est- elle en danger, j'en ai bien peur ».
-Le 16/07/2015, à 20h30, une plaignante de Venelles écrit : «
bonsoir. Il y a de très forte odeur nauséabonde depuis ce soir 20h30 sur la ville de Venelles. C'est impressionnant et stressant. Lorsque je me suis mise dehors pour vérifier la provenance, l'odeur prend à la gorge et aux yeux immédiatement. J'ai peur pour les conséquences sur la santé de ma famille ».

-Le 05/07/2014, 05h30, un plaignant de Marseille : « Je reviens vers vous car les rejets s'intensifient, à tout moment du jour comme de la nuit. Cela devient très gênant au niveau respiratoire. L'odeur reste imprégnée dans l'habitation, surtout que j'ai des enfants en bas âges, j'ai peur que ses rejets soient dangereux pour eux ».

Il y aurait donc à côté de ces symptômes physiologiques, d’autres symptômes plus psychologiques, qui peuvent à la longue déboucher sur des épisodes dépressifs dus à l’impuissance que les riverains peuvent ressentir à faire changer la situation, ou à la dépréciation de leurs biens, avec le sentiment alors d’être bloqués dans leur vie personnelle.

CONCLUSION ET RÉFÉRENCES

Si l’exposition d’un groupe d’individus à un ensemble fini de molécules odorantes crée de facto les conditions du partage d’un espace odorant, elle ne permet pas d’inférer le partage d’un espace olfactif. En effet, elle n’assure en rien que tous ces individus perçoivent de manière identique cet environnement odorant. Cependant, il semble que la probabilité du partage d’un espace olfactif augmente lorsque les stimuli sont l’objet d’une évaluation négative. On a de bonnes raisons de supposer qu’il y a là une conséquence de notre histoire évolutive. En effet, l’odorat est avant tout un sens d’alerte et on peut donc admettre que, dans le cas des « mauvaises odeurs », notre aptitude à partager olfactivement avec nos congénères un espace odorant possiblement dangereux est un acquis de l’évolution. Cette explication, si on l’admet comme telle, est-elle suffisante ? Sans doute pas, car en rester là reviendrait à négliger l’aptitude de Sapiens articuler ce qu’il y a d’universel dans son appartenance à l’espèce avec la diversité de ses appartenances culturelles ou, autrement dit, à moduler culturellement des invariants comportementaux ou supposés l’être. Par exemple, dans le domaine du goût, nous avons « culturalisé » l’amertume en consommant de la bière ou du café. La notion de « mauvaises odeurs » est elle-même variable culturellement : l’odeur du livarot peut être classée dans cette catégorie par un amateur du durian, tout comme peut l’être l’odeur de ce fruit par un dégustateur de fromages. L’enjeu scientifique est donc d’aller au-delà des observations généralisantes, nécessaires mais pas suffisantes pour appréhender les modalités du partage par les humains des espaces olfactifs. S’il est utile de savoir que les gens en général n’apprécient pas une odeur de gaz ou de brûlé, il importe aussi de déterminer comment cette appréciation peut fluctuer en fonction des matrices culturelles dans lesquelles les individus ont été socialisés. S’ouvre là tout un champ de recherche sur la modulation culturelle des espaces olfactifs, leurs limites, leur centre et leur périphérie, qui peut s’étendre jusqu’au registre des « bonnes » odeurs. Les rapports entre espaces, odorants et odeurs ouvrent bien d’autres perspectives. Par exemple, en architecture, des odorants peuvent-ils jouer sur la perception de l’espace comme le font la lumière et les couleurs ? En muséographie, des environnements odorants peuvent-ils modifier la perception des objets exposés (Candau 2021) ? Un espace odorant peut-

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il modifier la perception d’un espace sonore, et inversement ? De quelle manière les espaces odorants contribuent-ils à l’identité d’un territoire et peut-être, aussi, à celle de ses habitants ? Ce ne sont là que quelques pistes de recherche parmi de nombreuses autres possibles. La question des rapports entre espaces, odorants et odeurs mérite d’être encore longuement explorée.

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