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Bien-être et mal-être
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les deux figures janusiennes d’une
homéostasie psychophysiologique
Gabriel Gandolfo
Neurosciences, Nice

Paru dans JIMIS, Creative Commons  et archives HAL

Résumé :
le bien-être, c'est tout d'abord une absence. Une abscence de certains symptômes psychophysiologiques qui sont, quant à eux, l'expression d'un déséquilibre dans notre homéostasiementale,et, par contrecoup, organique. Le bien-être, c'est comme le bonheurou la bonne santé, ses concomitants : on ne s'aperçoit qu'on les avait seulement quand on ne les a plus , nous disent les parémiologues; Le bien-être, ce n'est ni une sensation, ni même un sentiment, c'est une disposition d'esprit, c'est l'ataraxie des Anciens. Mais alors, comment arriver à mesurer une absence, quelque chose de l'ordre du spirituel qui échape, par essence, à toute investigation normative ou quantitative ?
Comment obvier ce qui apparait bien comme étant une aporie ? C'est pourtant le parti pris par ce numéro spécial de la revue JIMIS : exite-t-il une méthodologie pertinente permettant d'évaluer les paramètres psychophysiologiques qui nous font "nous sentir bien" : ce sont en fait des même qui, a contrario, sont perturbés en cas de mal-être. Car le paradoxe est bien là : le bien-être ne peut se définir que par une approche antinomique. Je vous propose donc, en guise de prolégomènes éditoriaux, un court épitomé historique portanr surtout sur le mal-être !

Introduction :
À quoi est dû originellement le mal-être ? Quannd l'évolution dota l'Homme d'un cerveau suffisamment complexe pour acquérir la pensée métaphysique (Gandorlfo 2006), celle-ci s'accompagna d'un questionnement inlassable sur tout ce qu'il ne comprenait pas, et qui était donc particulièrement anxiogène : les phénomères naturels de son environnement, surtout quandils sont dévastateurs, le cycle de la vie et de la mort. Cette inquiétude primordiale, Fiodor Dostïevski( 1821-1881° l'a parfaitement résumée :

Je ne sais pas d’où je viens, je ne sais pas où je vais. Je ne sais pas pourquoi je suis, ni à quoi bon. Une seule certitude : je vais bientôt mourir. Mais ce que j’ignore le plus est cette mort même.

Cette angoisse existentielle, l’Homme chercha alors à l’évacuer par la création du mythe. La mythogénie a ainsi posé les bases de la croyance au surnaturel. Le mythos a donc précédé le logos, mais quand le discours devint conceptuel, il ne fit en fait que reprendre, améliorer parfois, durcir quelquefois, le discours sacré des origines. Espérant alors échapper à ce que Paul Diel (1893-1972) a appelé l’effroi métaphysique, l’Homme n’a fait que le formaliser davantage en cherchant à le rationaliser. Pourtant, si la cause du mal-être psychologique ainsi créé est l’ignorance des choses, le salut aurait dû venir de l’étude de ces choses, l’esprit de connaissance, la pensée cognitive, devant donc libérer l’Homme de ses hantises surnaturelles, comme l’a suggéré Épicure de Samos (341-270 avant J.-C.) dans ses « Maximes » :
Si nous n’étions tourmentés par la terreur que nous inspirent les phénomènes célestes, ou par la crainte que la mort ne soit quelque chose pour nous, et par l’ignorance où nous sommes des limites tracées à nos souffrances comme à nos désirs, nous n’aurions pas besoin d’étudier la nature.

Et le philosophe grec de rajouter dans sa « Lettre à Ménécée » :

Familiarise-toi avec l’idée que la mort n’est rien pour nous, car tout bien et tout mal résident dans la sensation ; or, la mort est la privation consciente de cette dernière. Cette connaissance certaine que la mort n’est rien pour nous a pour conséquence que nous apprécions mieux les joies que nous offre la vie éphémère parce qu’elle n’y ajoute pas une durée illimitée, mais nous ôte, au contraire, le désir d’immortalité (...) Ainsi, celui des maux qui fait le plus frémir n’est rien pour nous, puisque, tant que nous existons, la mort n’est pas et que, lorsque la mort est là, nous ne sommes plus.

C’est le fameux carpe diem : d’un mal-être en puissance, on en fait un bien-être cathartique. L’ennui, c’est que cet état stoïque de sérénité intellectuelle est facilement perturbable, comme l’a écrit l’empereur Marc-Aurèle (121-180) dans son journal spirituel connu sous le titre abrégé de « Pensées » :
Que la partie principale de ton âme soit insensible aux mouvements de la chair, de quelque nature qu’ils puissent être, ou rudes ou doux ; qu’elle ne se mêle point avec le corps ; mais qu’en se renfermant en elle-même, elle empêche les passions de passer les limites des parties où elles règnent. Que si par quelque sympathie elles parviennent jusqu’à l’esprit, à cause de l’étroite union qu’il a avec le corps, alors il ne faut pas tâcher de résister à un sentiment qui est naturel ; il faut seulement que l’âme s’empêche de juger que ce sentiment est bon ou mauvais (Livre V, leçon XXVI).

On peut dès lors se demander si les causes du mal-être sont uniquement exogènes. Loin s’en faut :

N’est-ce pas notre âme seule qui se trouble elle-même, qui se jette dans des craintes et qui se consume dans ses désirs ? S’il y a quelque autre chose au monde qui puisse l’épouvanter ou l’affliger, qu’elle le fasse. Il dépend d’elle de se tenir toujours la maîtresse et de ne donner aucune prise à rien d’étranger. Que le corps fasse de même, s’il peut, et qu’il ait soin de s’empêcher de souffrir ; et s’il souffre, qu’il s’en plaigne. Mais pour l’âme qui s’effraie, qui s’afflige, et qui juge seule de toutes les passions, elle ne sera nullement blessée, si tu lui permets de juger qu’une telle chose est un mal. Notre âme n’a besoin de rien d’extérieur, si elle ne se rend elle-même indigente ; et par conséquent elle est au-dessus du trouble et de toutes sortes d’empêchements, à moins qu’elle ne se trouble et ne s’embarrasse elle-même (Livre VII, leçon XVII).

On constate ainsi l’étroite intrication qui existe entre le corps et l’esprit (Gandolfo, 2007) et que le basculement d’un état de bien-être à celui de mal-être est aisé. Une telle approche psychosomatique se retrouve inévitablement dans l’étude de la santé, la maladie étant à la fois la cause et le reflet du mal-être. Par exemple, dans la conception que s’en fait le judaïsme, la rouah, le souffle en hébreu, peut aussi se lire révah, c’est-à-dire être au large, à l’aise, dans une situation de bien-être (berévah). Ce qui caractérise ce souffle humain, son âme de vie en quelque sorte, qu’on peut réduire par commodité didactique à son esprit, c’est la parole. Sans la parole, l’Homme n’est que matière à l’étroit dans un corps qui est la marque de sa finitude. L’être vivant humain étant un corps parlant depuis qu’il a acquis le langage articulé (Gandolfo, 2006), le souffle de vie passe donc par le souffle de la parole. Les maîtres du Talmud, experts en paroles, ont ainsi mis en œuvre une thérapie (therapeia en grec, teroupha en hébreu) qui traite l’esprit, et le corps par l’esprit, en se servant de la parole, au contraire des médecins (iatrikè en grec) qui, eux, traitent le corps, et l’esprit par le corps :
Le thérapeute prend soin de ce souffle qui informe le corps. Guérir quelqu’un, c’est le faire respirer, « mettre son souffle au large » et observer toutes les tensions, blocages et fermetures qui empêchent la libre circulation du souffle, c’est-à-dire l’épanouissement de l’âme dans un corps.

Le rôle du thérapeute sera de dénouer ces nœuds de l’âme, ces entraves à la Vie et à l’Intelligence créatrice dans le corps animé d’un homme, commente ainsi Jean-Yves Leloup (1993). En effet, chez les Hébreux, maladie et guérison s’inscrivent au sein d’une dialectique de la descente et de la montée : maladie et malade se disent holé, une racine hébraïque qui signifie le fait de chuter (ne dit- on pas encore tomber malade ?) ; le remède se dit ta'ala qui vient du verbe ta'alot signifiant monter. Le thérapeute prend ainsi soin de la parole qui anime et informe le corps : guérir quelqu’un qui est tombé malade, c’est donc le faire « monter » en le faisant parler et en observant tous les obstacles de cette parole dans son corps. Les bases de la psychothérapie, comme celles de la psychanalyse étaient ainsi déjà jetées et on ne s’étonnera pas que Freud, avant même d’en utiliser le terme, employa l’expression de Seelenbehandlung qu’on peut traduire par traitement de l’âme et qu’il définit dans son « Traitement psychique » (1890) de cette manière :
... Il signifie un traitement prenant son origine dans l’âme, traitement de troubles psychiques ou corporels, à l’aide de moyens qui agissent d’abord immédiatement sur l’âme de l’homme. Un tel mot en est avant tout le mot, et les mots sont bien l’outil essentiel du traitement psychique. Le profane trouvera sans doute difficilement concevable que les troubles morbides du corps ou de l’âme puissent être dissipés par la « simple » parole du médecin. Il pensera qu’on lui demande de croire à la magie. En quoi il n’aura pas tout à fait tort : les mots de nos discours quotidiens ne sont rien d’autre que magie décolorée !

Ne faut-il pas plutôt dire que c’est à tort que nous avons appelé magique ce qui était simplement le noyau de la vitalité de l’humain. Nous avons appelé magiques les phénomènes que notre ignorance ne nous permettait pas encore de comprendre dans toute leur profondeur.

Par la seule magie de la parole, une sorte de placebo psychique (Gandolfo, 2007), on peut donc renverser un mal-être psychologique en bien-être.

C’est encore dans la conception même de la maladie que se reflète le mieux le triple aspect du mal- être (et par conséquent du bien-être) : psychologique, physique et sociétal. Les Anglo-Saxons en fournissent ainsi la terminologie tridimensionnelle. En effet, sous le vocable d’illness, ils désignent non pas le mal qui gît au fond du corps, mais plutôt la perception par l’individu d’un changement

négatif dans son bien-être et dans ses activités sociales. À l’opposé, le terme de disease désigne la maladie telle que la traque la recherche biomédicale : une maladie conçue en termes d’anomalies organiques. Celui-ci se réfère donc au dysfonctionnement de processus biologiques et/ou psychologiques, c’est la maladie selon le médecin, alors que celui-là renvoie à l’expérience psychologique et à la signification de la maladie perçue par le malade lui-même. La troisième dimension, socioculturelle, est donnée par le mot sickness : c’est la prise en charge de la maladie par le groupe social, ses formes socialement et culturellement acceptables, voire la qualification même de « malade » attribuée à l’individu.

Cette conception psychosomatique de la santé remonte en fait à la plus haute Antiquité, à Alcméon de Crotone (v.520-v.450), un disciple de Pythagore, pour être précis : il est l’auteur d’un traité « Sur la nature », dont il ne reste que six brefs fragments. C’est donc surtout par témoignages interposés que l’onconnaît un peu mieux son œuvre médicale. Constatant le lien entre les dérangements du cerveau et les modifications de la sensibilité, il lui attribua le rôle de sensorium commun auquel des conduits ou pores transmettent les modifications des organes sensoriels. Il fit également du cerveau le siège de la pensée et de la raison, des passions et de l’âme, devenant en quelque sorte le premier psychophysiologiste : les passions s’expriment ainsi dans les chairs et l’esprit se meut au milieu des passions. Alcméon a aussi dépeint une « égalité de droit » (isonomia) des pouvoirs corporels (dynameis) capables de préserver la santé. Il n’y est question que de qualités qui s’affrontent, s’animent, se gonflent ou dépérissent, au sein du corps. La santé résulte alors de l’équilibre des forces et de la juste proportion des énantioses fondamentales : humide-sec, froid-chaud, doux-amer, etc. C’est, en effet, la lutte des contraires qui constitue l’unité véritable du monde, la clef de son explication : la nature parvient à organiser les opposés, tout comme la musique qui naît de la lyre a pour condition la lutte des tensions entre les cordes et le bois. Toute chose a donc une origine conflictuelle et ne serait qu’ajustements, contrastes, équilibres précaires de forces antagonistes imposant un changement perpétuel. L’isonomie, le mélange équilibré des puissances contraires, est dynamique et suppose alors une régulation : si l’une d’entre elles domine, par une monarchie de n’importe lequel de ces pouvoirs, c’est la maladie assurée et le mal-être, car cette force isolée, et qui n’est plus tempérée par les autres, devient alors corruptrice. Ainsi furent jetées les bases théoriques de l’humorisme hippocratique et donc du concept physiologique moderne de l’homéostasie.

II LE POINT DE VUE DE LA MÉDECINE HIPPOCRATIQUE

Contrairement à une idée reçue tenace, Hippocrate de Cos (460-entre 377 et 359) n’est donc pas le « père » de la médecine ni de la théorie des humeurs. En revanche, il a eu l’incontestable mérite d’exposer avec une grande cohérence cette doctrine qui sera le fondement de toute la physiologie et la médecine durant des siècles. Il s’efforça également de faire prévaloir l’observation clinique sur les spéculations a priori, ce qui l’a fait considérer, à juste titre, comme le plus grand médecin de l’Antiquité. En réalité, le Corpus hippocraticum comporte une cinquantaine de traités rédigés pour l’essentiel entre 430 et 340 avant J.-C. dont certains par plusieurs auteurs, mais tous attribués au seul Hippocrate. C’est dans le traité sur la « Nature de l’homme », que la tradition attribue à Polybe, le gendre d’Hippocrate, que la théorie humorale a été affirmée. On a ainsi distingué 4 humeurs : la bile jaune (cholé en grec) issue du foie, l’atrabile ou bile noire (mélan cholé) provenant de la rate, le sang (du latin sanguis) originaire du cœur, et le flegme (phlegma) appelé encore pituite ou lymphe, que secrète le cerveau. Ces 4 humeurs ont été liées, selon le tetractys des Pythagoriciens, aux 4 éléments universels d’Empédocle, respectivement le feu, la terre, l’air et l’eau, pour donner les 4 qualités fondamentales, chaud, sec, froid et humide, lesquelles forment des correspondances avec les 4 âges de la vie, les 4 saisons, les 4 directions de l’espace d’où soufflent les 4 vents, etc.

Les quadripartitions fondamentales du cosmos se retrouvent donc dans le corps humain, lequel est un agrégat de liquides (les 4 humeurs) et de solides. C’est de l’action des humeurs que naissent les phénomènes vitaux. L’équilibre des humeurs (et donc l’état de bien-être) constitue la crase, sa rupture (l’état de mal-être), la dyscrasie.

Cette notion d’interdépendance étendue à l’ensemble de l’univers forme ainsi la doctrine des tempéraments (plus tard on dira constitutions) qui sont le squelette biologique de la personnalité, intimement lié à ses aspects psychologiques. Le tempérament donne à l’individu sa capacité réactionnelle : c’est sa constitution, laquelle est dynamique et diachronique. Des 4 humeurs principales ont été déduits 4 tempéraments : c’est la plus ancienne tentative connue de classification médicale selon une typologie. On discerna ainsi le type colérique (état psychique changeant de manière forte et rapide, tendu, et plutôt tourné vers l’extérieur), le mélancolique (état changeant fortement, mais lentement, tendu, plutôt tourné vers l’intérieur), le sanguin (état changeant faiblement et rapidement, détendu, plutôt tourné vers l’extérieur) et le flegmatique (état changeant faiblement et lentement, détendu, mais plutôt tourné vers l’intérieur). L’isonomie des humeurs et l’harmonie des qualités qui déterminent le tempérament établissent un accord avec le monde environnant. Chaque individu réagit selon son tempérament à l’action du milieu : climat, lieux, produits du sol, etc. Le traité intitulé « Airs, eaux, lieux » décrit d’ailleurs comment la chaleur, le vent, l’humidité... influent sur le tempérament, donc sur le comportement humain. Le tempérament lui-même n’est pas stable et évolue avec les saisons et les âges de la vie. Par exemple, le mélancolique est lié à la terre, sèche et froide, à l’âge présénile, à l’automne, une saison dangereuse où l’atrabile exerce sa plus grande force. Certes, le poète tragique Sophocle (entre 496 et 494-406) utilisait l’adjectif melancholos pour la toxicité mortelle du sang de l’hydre de Lerne, dont Héraklès avait trempé ses flèches, et le premier mélancolique grec, homérique, était déjà apparu dans l’Iliade : c’était Bellérophon, qui, se croyant immortel, avait enfourché le cheval Pégase pour escalader l’Olympe, se consuma de tristesse et, abandonné des dieux ainsi offensés, ne cessa d’errer, désespéré, en évitant les hommes (ce qui ne l’empêchera tout de même pas de devenir roi de Lydie).

La médecine hippocratique distinguait en fait deux formes de mélancolie. Celle où le ralentissement de l’activité psychique et physique prédomine, engendrant une inertie et un mutisme complet, un état de stupidité : c’est la mélancolie stuporeuse ou asinine, due à un excès d’atrabile froide. Celle où l’anxiété et l’agitation l’emportent avec des idées d’auto-accusation, de désespoir, de suicide, devenant délirantes parfois : c’est la mélancolie anxieuse ou affective ou encore vagabonde, due à un excès de bile noire chaude. Cette humeur pernicieuse qui macère dans l’intestin ou la cavité gastrique est censée se former dans les hypocondres sous-diaphragmatiques (d’où dérive d’ailleurs le terme d’hypocondrie, lequel désigne une préoccupation exagérée d’un sujet sur sa santé se traduisant par des croyances et attitudes irrationnelles vis-à-vis de son corps), parfois à gauche dans la rate (et les Anglais appelleront spleen une variété spéciale d’état dépressif). Quant à l’hystérie, une névrose caractérisée par l’hyper-expressivité des idées, des images et des émotions inconscientes, elle tire son nom de l’utérus (hustera en grec) qui migrerait à l’intérieur du corps d’après la tradition pathogénique égyptienne, reprise par les Grecs. Hippocrate a alors précisé la cause de ces déplacements intempestifs : l’utérus ayant besoin d’une certaine humidité pour fonctionner normalement, l’absence de relations sexuelles le dessèche et il part à la recherche de cette humidité en comprimant au passage le ventre (d’où les étouffements et les crises convulsives) et le cœur (donnant anxiété et oppression). On atteint là le paroxysme de l’état de mal-être, dont on constate les implications organiques.

Dans le traité « De la maladie sacrée » du Corpus Hippocratique, qui démythifie l’origine divine des maladies et de l’épilepsie en particulier, l’importance cardinale du cerveau y est appréciée à plusieurs reprises :

Les hommes sont bien placés pour savoir que c’est du cerveau et du cerveau uniquement que proviennent nos plaisirs, nos joies, nos rires et nos railleries, aussi bien que nos peines, nos douleurs, nos chagrins et nos larmes. C’est par là (...) que nous pensons surtout, que nous connaissons, nous voyons, nous entendons et nous distinguons le laid du beau, le mal du bien, l’agréable du désagréable (...). C’est par le même organe que nous devenons fou ou délirant et que les peurs et les terreurs nous assaillent (...) et les rêves et les errances inopportunes (...). Toutes ces choses que nous endurons quand notre cerveau n’est pas sain, mais devient anormalement chaud, froid, humide ou sec, ou encore souffre de toute affection contre nature. (...) Je considère donc que le cerveau exerce le plus grand pouvoir sur l’homme (Chapitre 14).

Le cerveau possède la fonction la plus importante chez l’homme ; car il est pour nous un interprète de ce qui nous vient de l’air, s’il est en bonne santé. (...) pour la connaissance le cerveau est le message (Chapitre 16).

Nécessairement le corps, dans l’état de chagrin, frissonne et se contracte ; de même dans l’excès de joie ; c’est pourquoi le cœur ressent le plus, ainsi que les phrènes (les poumons). Mais ni l’un ni les autres n’ont part à la pensée, mais c’est le cerveau qui est origine de tout cela (Chapitre 17).

La responsabilité de la santé humaine échoyait désormais aux hommes et à leur environnement et non plus aux dieux de la mythologie. Toutes les causes des maladies, qu’elles soient organiques ou mentales, sont donc physiques : ce sont des humeurs qui surabondent, se déplacent hors de leur siège naturel, s’enflamment, se corrompent. La thérapie consiste alors en bains, chauds ou froids, selon qu’il faille réchauffer ou refroidir le corps, saignées pour faire sortir le trop-plein de sang, cholagogues pour évacuer la pléthore de bile, diurétiques pour éliminer l’excès d’humidité, etc. On tient compte aussi du climat lui-même : la chaleur de l’été ou des contrées méridionales guérit les maladies pituitaires de l’hiver et des pays septentrionaux, comme le coryza où le phlegme s’écoule par le nez. Thermalisme et voyages sont donc déjà préconisés par Hippocrate. Ce qui incitera, bien plus tard, les Anglo-Saxons les premiers à organiser le Grand Tour (de l’Europe essentiellement), croyant ainsi apaiser le mal-être de leur spleen. Pas toujours avec succès d’ailleurs, si l’on se réfère à l’anecdote rapportée par Sénèque et selon laquelle, à un mélancolique qui se plaignait d’avoir retiré peu de profit de ses voyages, Socrate lui aurait fait cette réponse lucide :

Je n’en suis pas surpris, vous voyagiez avec vous !

Autre thérapie possible pour recouvrer le bien-être : la musique. En effet, outre les mesures somatiques pures (diète, abstinence, frictions, remèdes évacuants), il existait toute une psychothérapie de soutien visant à égayer par des jeux, à rassurer par des ouvrages, à vivifier par la musique, le mélancolique. Rien d’étonnant après tout dans une Hellade où Orphée, par un pincement judicieux des cordes de sa lyre, apaisait les dieux de l’Olympe et fit même pleurer des lions, et où les corybantes, ces prêtres grecs de Cybèle, guérissaient déjà par les danses et la musique : la flûte devint ainsi diurétique, les cymbales astringentes, le basson carminatif, etc. Puis, ce fut Pythagore, au VIe siècle avant J.-C., qui utilisait des mélodies pour « faire passer les âmes d’un état en son contraire » selon Jamblique (Vie de Pythagore). Et Hippocrate n’était pas seulement médecin, mais également musicien. La philosophie confirma cet effet salutaire avec Platon (428-348 ou 347) qui incitait à la pratique d’une musicothérapie pour soulager des terreurs et des angoisses phobiques :

La musique n’a pas été accordée aux hommes par les dieux immortels dans la vue seulement de réjouir et de chatouiller agréablement, mais encore pour calmer les troubles de leur âme, et ces mouvements tumultueux qu’éprouve nécessairement un corps rempli d’imperfections.

Cette thérapie du mal-être par la musique (Gandolfo et al., 2016) sera d’ailleurs reprise par la médecine iranienne médiévale avec Avicenne (980-1037) qui proposa dans le « Canon de la médecine » un traitement pour le moins novateur à son époque et qui consistait :

... à accroître les forces mentales et psychiques du patient, à l’encourager à la lutte, à créer autour de lui une ambiance agréable, à lui faire écouter de la bonne musique, à le mettre en contact avec des personnes qui lui plaisent.

Elle pourra néanmoins dériver en une pratique pour le moins « baroque », pour reprendre le terme employé par Claude Quetel et Pierre Morel (1979) qui relatent, par exemple, le cruel « piano à chats » pour dissiper la mélancolie d’un grand Prince : les félins étaient disposés par tonalité de voix croissante dans un ingénieux système où leurs queues, maintenues bloquées, étaient transpercées par une pointe activée depuis la touche d’un clavier dont disposait l’illustre patient pour composer ainsi une « mélodie » à partir des cris des animaux martyrisés.

La santé, garante du bien-être, a fait l’objet chez Platon d’une triple valorisation, esthétique, éthique et « mathématique ». Dans le « Timée », il a ainsi écrit :
Tout ce qui est bon est beau et la beauté n’est pas sans juste proportion. En effet, en ce qui concerne la santé, la maladie, les vertus ou les vices, il n’y a point de juste proportion ou de manque de proportion qui soient de plus de conséquences que ceux de l’âme par rapport au corps lui-même.

Ce concept esthético-éthique de juste proportion (symmetria) est étroitement lié aux notions d’équilibre, d’harmonie, d’ordre, de régularité et de « juste mélange », toutes employées, avec toutefois des nuances variées, pour définir la santé dans la poésie, la philosophie et la médecine de la Grèce classique. Un tel équilibre entre le Beau et le Bon sera d’ailleurs repris par les Romains sous la devise de Juvénal dans ses « Satires » (entre 100 et 125 après J.-C.) :

Mens sana in corpore sano Un esprit sain dans un corps sain »).

En vue de maintenir les justes proportions entre les éléments constitutifs du corps, ordre (kosmos) et régularité (taxis) sont alors restitués dans le champ du pouvoir humain : il appartient à chacun d’établir une relation saine avec l’environnement naturel, de réguler sa nourriture et sa boisson en harmonie avec les exercices physiques, etc. L’alimentation notamment, qui représente le lien entre l’organisme et le milieu ambiant doit également viser à rétablir l’équilibre humoral. La diète en fut bien souvent la rançon, dans la mesure où la maladie peut survenir à l’occasion d’un régime alimentaire inadéquat. Selon le traité hippocratique « De l’ancienne médecine », la médecine est justement le prolongement des efforts que firent les premiers hommes pour améliorer leur alimentation et se soustraire aux effets néfastes de la nourriture brute et crue que propose la nature. D’où l’analogie sémantique du processus thérapeutique avec l’alimentation. Une humeur crue, dont les qualités en excès provoquent des troubles morbides, doit être cuite pour cesser de nuire : c’est la première étape de la guérison qu’on appelle coction, car c’est une cuisson de l’humeur excédentaire par la chaleur du corps, ce qui la neutralise. La seconde phase, c’est l’évacuation de cet excédent neutralisé par écoulement, vomissement, etc. Ces événements se succédant dans le temps permettent ainsi de suivre et de prédire l’histoire de la maladie, la qualité des humeurs traduisant celle des symptômes : c’est la prognose.

Diète alimentaire, exercices physiques, bains, sommeil, voyages, musique... la médecine hippocratique se présente donc bel et bien comme une paideia, c’est-à-dire une éducation où l’Homme apprend à traiter lui-même son corps selon les exigences de la raison. Une véritable psychothérapie s’associe ainsi à un traitement dirigé vers des causes purement somatiques. Considérant ses malades dans leur unité organopsychique, l’hippocratisme annonçait déjà l’ère de la psychosomatique. Jean-Didier Vincent (1986) explique ainsi l’une des raisons du succès rencontré par la doctrine d’Hippocrate et qui a justifié sa perpétuation séculaire :

En l’absence de matérialité de l’humeur, on ne peut (...) manquer de souligner le pouvoir intuitif de l’image et la cohérence signifiante, pour ainsi dire auto-explicative, du mot. La force imaginante des mots bile noire ou mélancolie leur donne une réalité langagière autrement facile à manipuler par le psychothérapeute hippocratique que ne l’est par le médecin d’aujourd’hui l’ésotérisme pédant qui désigne nos médicaments. Et si l’épaisse bile noire a perdu sa réalité substantielle, elle garde encore son pouvoir allégorique. L’absence de matérialité n’a d’ailleurs jamais rien enlevé au pouvoir explicatif et opératif d’un mot. Sinon, qu’en serait-il des refoulements, déplacements, condensations et autres manœuvres de l’inconscient dont parlent encore les disciples de Freud ?

C’est pourquoi, de nos jours encore, on est toujours de « bonne » ou de « mauvaise humeur » et « d’humeur sombre » quand on éprouve un mal-être.

III LES CONSÉQUENCES DU STRESS AU TRAVAIL

Tout semble donc question d’éducation. On aborde donc là l’aspect sociétal du bien-être. Le fermier général Claude Adrien Helvétius (1715-1771), dans son traité « De l’esprit » (1758), montra ainsi que les idées proviennent toutes de l’expérience sensible, que les individus naissent égaux intellectuellement et moralement et que seule l’éducation les distinguera et les séparera, d’où l’impérieuse nécessité de diffuser les Lumières. On retrouve semblable influence dans son autre livre intitulé « De l’homme » (publication posthume de 1772), où le pouvoir politique, maître des mécanismes psycho-physiologiques, pouvait, par la mise en œuvre d’une éducation toute-puissante, façonner un ordre social meilleur et fabriquer en série des génies, rien de moins. L’encyclopédiste Pierre Henri Dietrich, baron d’Holbach (1723-1789) confirma cette utopie sociale dans « Le Système de la nature » (1770) prônant le principe physique de l’effort censé assurer bonheur et bien- être pour le plus grand nombre. On en atteindra l’acmé avec le développement du scientisme, une sorte de croyance au progrès universel apparue dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le physico- chimiste organicien et biologiste français Marcelin Berthelot (1827-1907) en a été, par exemple, l’un des militants les plus optimistes. Il a toujours été ému par l’exercice de la puissance humaine sur la nature, a rêvé d’une direction des sociétés humaines par les sciences et a assigné comme but à la vie :

... l’action scientifique dirigée vers notre développement individuel le plus complet.

Il pensait à un ordre productif dominant sa conception nouvelle de la raison collective. C’est la science qui procure morale et bonheur :

Le bonheur et le bien-être ne s’acquièrent pas par de vaines paroles... On y parvient surtout par la connaissance exacte des faits, par la conformité de nos actes avec les lois constatées des choses.

À chaque période historique donc, sa « maladie de civilisation » : jadis la mélancolie, naguère le spleen, hier le stress et aujourd’hui le burn-out, selon un anglicisme à la mode politico-médiatique. Mais chacun de ces termes se rapporte toujours au mal-être. Qu’en est-il au juste ?

Ce fut d’abord l’écrivain Graham Greene (1904-1991) qui fit un parallèle entre la lèpre et la souffrance au travail, à la suite des études pionnières du psychiatre français Claude Veil (1920- 1999). Le terme de burn-out (littéralement brûlé de l’intérieur, consumé), pour désigner le syndrome d’épuisement professionnel, a été ensuite popularisé par le psychologue américain Herbert Freudenberger (1926-1999) après avoir été diagnostiqué en 1969 par Harold Bradley comme une pathologie émergente dans les professions de soins ou d’aide à autrui (soignants, urgentistes, sauveteurs). Le terme a alors évolué hors de son cadre médical strict pour être l’objet d’une mode (Ducher, 2011), au point de devenir la première cause de morbidité dans le monde selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS). D’après le ministère du Travail (9 mars 2016), 9 % des salariés (soit 3 millions de personnes) seraient concernés en France, plus particulièrement les cadres supérieurs, le personnel médical et éducatif (un tiers des enseignants selon la MGEN, la Mutuelle Générale de l’Éducation nationale, et 42 % des chefs d’établissement d’après un sondage réalisé sur l’académie de Nice au début de l’année 2016). La vague de suicides chez France Télécom, Renault, la Poste ou la police, pour ne citer que les plus médiatisés, a fait prendre conscience des risques psychosociaux de ce syndrome (Hamelin, 2014). Les causes (surcharge de travail, non-reconnaissance, harcèlement moral, etc.) en sont connues (Gandolfo, 2012) et les maux, affectant la plupart des systèmes organiques (cardiovasculaire, gastro-intestinal, endocrinien, immunitaire) rappellent les maladies d’adaptation dues à un état de stress chronique (Gandolfo, 2007).

Le terme plus récent de bore-out (Werder et Rothlin, 2007), littéralement relatif à l’ennui (du latin odium : haine de soi), désigne aussi une souffrance au travail, mais générée, cette fois-ci, par un manque d’activité pour diverses raisons (mauvaise organisation, emplois sous-qualifiés, postes rendus obsolètes par les avancées technologiques, « mise au placard », etc.) et qui concernerait jusqu’à 32 % des salariés en Europe (Bourion, 2016) : fatigue, sentiment d’inutilité, frustration, mésestime de soi, on finit par retourner sa colère contre soi-même. Le risque de suicide est alors accru, car l’ennui est mortel : « la meilleure façon de tuer un homme est de le payer à ne rien faire », disait le chanteur québécois Félix Leclerc (cité par Bourion, 2016).

L’atteinte de l’image de soi est donc commune aux deux syndromes : soit on se sent incapable de faire face à un trop-plein de travail, donc incompétent au regard d’autrui, soit on vit son ennui dans la honte et le silence. Les conséquences sur le psychisme et l’organisme sont peu ou prou similaires. Épuisement, dépersonnalisation, sentiment d’inaccomplissement sont les principaux symptômes révélateurs de cette souffrance au double visage, mais sont aussi assez proches de ceux de la dépression (Légeron, 2015), sauf que, contrairement au dépressif, les autres continuent à travailler (ou à s’ennuyer) jusqu’à un certain seuil où ils vont « exploser » (Gourion, 2015).

En réalité, sur la seule base des conséquences biologiques, il est difficile de distinguer entre ces deux syndromes de souffrance au travail, la dépression, l’état de stress chronique voire de stress post-traumatique : ils présentent tous une certaine porosité dans leur catégorisation (voir Table 1) et le traitement, toujours long, passe généralement par l’usage d’antidépresseurs (souvent des inhibiteurs sélectifs de recapture de la sérotonine) associé à des psychothérapies spécifiques visant à reconstruire les émotions (Légeron, 2015). Les neurosciences ne permettent pas plus une dissociation entre les syndromes : dans tous les cas, l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien est perturbé, entraînant des somatisations par le biais du système nerveux autonome et un excès de sécrétion de cortisol, l’une des principales hormones du stress, d’où un déséquilibre du système immunitaire (Gandolfo, 2007). Peut-être, le système limbique, siège de nos émotions, pourrait être différemment affecté, mais l’imagerie cérébrale, malgré ses récents progrès (Gandolfo et Deschaux, 2011), n’est pas suffisamment avancée pour l’étudier très précisément. Les différences tiennent donc surtout aux causes ; les syndromes du burn-out et du bore-out apparaissent donc comme deux expressions parmi d’autres d’un état de stress chronique.

Malgré l’accord national interprofessionnel sur le stress au travail (2008) et l’article L4121-1 du Code du travail (l’employeur doit protéger la santé physique et mentale de ses salariés), les tentatives (2015, 2016) de reconnaissance des syndromes d’épuisement en maladies professionnelles se sont heurtées aux enjeux politiques, financiers et de santé publique, très peu de cas ayant été reconnus (il faut établir un lien « direct et essentiel » avec le travail exercé et avoir une incapacité permanente de plus de 25 %). Mais, est-ce à dire que le travail, reflet fidèle de son étymologie (du latin tripalium qui désignait un instrument de torture à trois pieux) n’est que souffrance ? Heureusement non, il peut être aussi source d’accomplissement selon la théorie des deux facteurs (1971) de Frédérick Herzberg (1923-2000), lesquels sont les conditions de travail (salaire, sécurité, confort, relations avec les collègues et la hiérarchie) et des activités correspondant aux aspirations profondes de celui qui les exerce. À condition que le métier-passion ne conduise pas au workaholisme (les « bourreaux du travail » représenteraient ainsi 5 % de la population active des pays industrialisés selon Denis Richard et Jean-Louis Senon, 1999), qui désigne une relation addictive à son travail caractérisée par un présentéisme pathologique avec ses conséquences psycho-sociales (dégradation de la vie relationnelle, fatigue mentale, dépression) et physiques (arthrite, céphalée, hypertension allant jusqu’à la mort par infarctus) : ce surmenage volontaire (ce qui rend peu productif au demeurant), ce manque de repère signalent un syndrome de perte de motivation (burn-in ou syndrome de « surexposition »), lui-même prodrome d’un burn-out. Un mécanisme de prévention (non encore élucidé) peut alors se mettre en place avant l’explosion, c’est le brown-out interruption ») : on lâche tout, quitte à perdre statut, prestige et revenus.

Tableau 1. Similitudes et différences entre les différents types de stress

Toute cette nouvelle terminologie ne désigne en fait que les formes particulières, aux frontières souvent floues, d’un stress devenu chronique par défaut d’un contrôle cortico-limbique efficace du cerveau (Gandolfo, 2007), mais en relation causale avec le travail et générateur de risques psycho- sociaux avérés (Montreuil, 2014), d’où leur emballement médiatique. Il serait toutefois captieux de faire reposer tout le mal-être généralisé qui mine notre société actuelle sur le seul travail, même s’il en est en partie responsable. Deux grandes causes sont en réalité déterminantes (Gandolfo et Deschaux, 2011). La première réside dans l’accélération sociale du rythme de vie, déjà dénoncée par Jean-Louis Servan-Schreiber (2010) : prisonniers du court terme, possédés par la soif de changement, flexibles à souhait, emportés dans les tourbillons mondialisés d’une spirale consumériste sans fin, en proie à la compétition, la concurrence et la productivité effrénées dans tous les domaines (aucun n’est épargné : culture, politique, morale, économie, éducation, sport et même les loisirs), tout cela a engendré une perte progressive de l’expérience (laquelle demande du temps) et une turbulence perpétuelle de notre rythme de vie que le sociologue allemand Hartmut Rosa (2010) tient pour responsables de la décadence de l’idée de progrès, ce qui ne peut entraîner que des frustrations et, donc, un mal-être. Ce dernier est renforcé par un individualisme forcené engendrant une défiance généralisée envers toute forme d’autorité, qu’elle soit institutionnelle, morale, religieuse ou intellectuelle. En attestent, par exemple, la méfiance envers la vaccination, la judiciarisation de la médecine (surtout aux États-Unis), les climato-sceptiques et autres prophètes de la collapsologie. La seconde grande cause tient à la monétarisation de notre univers mental : le culte de l’argent-roi a tout marchandisé, le corps, l’esprit, le savoir, la vie, la mort, pervertissant aussi bien la religion et la science, la médecine et l’urbanisme, l’art et le jeu, la recherche et l’éducation, amenant même la dérive de l’école républicaine (Gandolfo, 2012). Depuis plusieurs années, la vente annuelle en France d’une certaine marque d’anxiolytique dépasse, à elle seule, le milliard de cachets et c’est surtout la tranche d’âge entre 45 et 65 ans qui les consomme : allez donc demander avec cela aux adolescents et aux jeunes adultes d’être « biens dans leur peau » !

IV NOUVELLES PRATIQUES CORPORELLES

Pour compenser ou fuir cette déréliction morale, on s’est alors retourné vers l’entretien physique de notre corps, pensant en faire ainsi le pivot de notre bien-être à la place de notre seul esprit. Tout un tas de techniques corporelles a alors émergé. Petit panorama non exhaustif :

- la gymnastique holistique, mise au point par Lily Ehrenfried (1896-1994), un médecin allemand, et qui se base sur des mouvements lents pour développer aplomb et harmonie du corps et retrouver de la spontanéité dans les mouvements naturels mis à mal par des contraintes mécaniques et éducatives ;

- la gymnastique shintaido, développée au cours des années 1960 dans la lignée des arts martiaux japonais et savant mélange de tai-chi-chuan et de qi gong, mais sous forme dansée ; elle a pour but de gérer l’énergie, de détendre et assouplir le corps et d’apaiser l’esprit ;

- le Feldenkrais, du nom du physicien israélien d’origine ukrainienne Moshe Feldenkrais (1904- 1984), par ailleurs un des introducteurs du judo en France dans les années 1930, est une technique douce de psychomotricité visant la « prise de conscience par le mouvement » et permettant de dénouer les tensions en corrigeant les postures du corps ;

- la kinésiologie, une discipline thérapeutique destinée à favoriser un état d’équilibre et de bien-être à la fois physique, mental et social, et basée sur les mouvements et postures du corps et des exercices biomécaniques, articulaires et musculaires ;

- le Garuda (du nom d’un homme-oiseau sacré de la mythologie indienne et pouvant changer de forme à volonté), une méthode mise au point en 2009 par James D’Silva (James Dens Maia da Silva de son patronyme), un yogi indien et ancien danseur classique, et qui combine des postures du yoga et des mouvements de Pilates – une méthode d’activité sportive de remise en forme, pratiquée au tapis, et développée au début du XXe siècle par Joseph Hubertus Pilates (1883-1967), un auteur germano-américain et qu’il l’appelait à l’originecontrology - et basée sur 80 postures fondamentales, mettant au défi notre corps et notre esprit en sollicitant principalement nos fascias (les tissus qui enveloppent les muscles et les organes) ;

- l’ismakogie, conçue dans les années 1950 par l’esthéticienne autrichienne Anne Seidel (1900- 1997), une gymnastique de gestion de la posture s’appuyant notamment sur l’impact de la visualisation pour la « relifter » ;

- la gymnastique sensorielle, axée sur la perception des sensations procurées par des mouvements très lents et constituant l’un des outils de la psychopédagogie perceptive mise au point par le footballeur et kinésithérapeute français Danis Bois ;

- l’antigymnastique, créée par l’essayiste et kinésithérapeute française Thérèse Bertherat (1931- 2014), et qui, comme son nom l’indique, est radicalement opposée au sport intensif, et consistant, au moyen de mouvements très limités et localisés (remuer le petit orteil, tirer la langue, écarter les genoux en gardant les pieds joints...), à observer quelle articulation ou quel muscle est mis en jeu, afin de les décrisper.

Depuis la fin des années 1980 en Occident, on peut également être adepte du qigong, une gymnastique mystique et physique que l’on prétend apparue au XXVe siècle avant J.-C. et qui est

basée, comme son nom l’indique, sur le qi, l’énergie partout régnante qui fait naître et croître, transforme et se transforme, tantôt subtile et sans support matériel, tantôt sensible dans les corps graves. Son but est d’harmoniser les trois « joyaux » de l’Homme : le jing (essence), qui correspondrait à la vitalité physiologique de base, voire au patrimoine génétique ; le shen qui est l’esprit et le qi, le souffle vital véhiculé par la respiration, elle-même reliée au cœur, donc à l’affectif. De leur équilibre dépendent bien-être et longévité : soulager les tensions physiques, permettre de mieux gérer ses émotions, apaiser l’esprit, par des postures, massages, exercices respiratoires et mouvements, tels sont les desseins que s’assignent le qigong. Une variante existe au Japon sous le nom de kinomichi.

Cet intérêt pour tout ce qui est asiatique se révèle dans l’expression « rester zen ». Le terme est la traduction japonaise du sanscrit dhyâna (concentration) et directement issu du chan chinois, introduit officiellement au Japon par le bonze Myôan Eisai (ou Yôsai : 1141-1215). Le but de cette école bouddhique mahâyâniste est de préparer l’âme au satori, à l’illumination soudaine qui permet de reconnaître en son cœur « le cœur même du Bouddha ». Pour cela, on recourt à une éducation virile de la volonté à l’aide du mushotoku, la « méditation sans objet » (comprendre : sans recherche de profit), dans laquelle il n’y a aucun support visuel ni sonore : c’est donc par le silence extérieur qu’on accède au silence intérieur (c’est la « vacuité » bouddhique, nécessaire à l’état de bien-être) afin de pouvoir vaincre le mental qui fait écran en s’interposant entre l’être apparent et l’essence profonde, et qui nous cache le monde prélogique, que d’aucuns appellent sacré ou mystique, c’est- à-dire celui de l’ineffable, de l’état « réel », « non-né » de l’essence. Cette perception interne de la personne peut être améliorée par des exercices tant physiologiques que psychiques : la posture (zazen : une concentration assise pure et simple) associée à un travail sur la respiration (hara) facilite le détachement qui permet d’obtenir un « esprit en miroir » visant à ne pas se perdre dans la pensée, mais à observer ce qui se passe dans notre esprit ; et l’attitude de la conscience qui consiste à penser sans penser l’au-delà de la pensée (hishiryo). Ce qui ne dispense pas de la récitation journalière des sûtras dans le hon-dô, la pièce des prières et des cérémonies quotidiennes. L’adepte doit se persuader vivre et mourir à chaque instant. La pratique du zen le ramène encore plus dans le moment présent : intuition et sagesse du corps influencent le corps et l’esprit dans la vie quotidienne. Dans la salle de méditation (zen-dô), dans laquelle se dresse souvent la statue du bodhisattva de l’Intelligence, se trouve toujours une plaque de bois avec diverses inscriptions, mais qui se terminent en règle générale par cette phrase :

Regrettons le temps qui passe, Le temps n’attend pas l’homme.

Le zen est donc en quelque sorte un compromis entre le carpe diem d’Épicure et le gnôthi seauton connais-toi toi-même ») de Socrate : il devint la grande École du stoïcisme élitiste des guerriers samouraïs du Japon féodal. À partir de la fin du XIIe siècle, il se subdivisa en trois écoles principales. Le rinzaï zen (du nom japonais du maître-fondateur chinois Linji Yixuan, mort en 867), apparu en 1191, respectait la tradition originelle de recherche de l’Éveil par la méthode des paradoxes (kôans) mettant en échec la raison raisonnante : il se développa surtout à Heian (future Kyôtô) et à Kamakura, et s’institutionnalisa avec le système dit des « cinq monastères » (gozan bungaku), des centres à la fois intellectuels, éducatifs et administratifs où se pratiquaient les « arts zen » (sumie, calligraphie, ikebana, etc.). Plus tard, Hakuin Ekaku (1685-1768) entreprit de réformer la secte en systématisant l’étude des kôans. Le sôtô zen (le terme est la traduction japonaise de Caodong où fut fondée une secte chan par Dongshan Liangjie : 807-869 ; et son disciple Caoshan Benji : 840-901) fit son apparition en 1227 avec le moine Dôgen Kigen (1200-1253) qui revendiqua une orthodoxie exempte de toute influence extérieure et se popularisa en province grâce à son « second fondateur », Keizan Jôkin (1268-1325), mais au prix d’un syncrétisme avec l’ésotérisme bouddhique et les cultes locaux. Ce ne fut qu’à l’époque Tokugawa (1603-1867) quand Edo (future Tokyô) devint la capitale shôgunale, assez tardivement donc, qu’un retour à la « pureté » doctrinale du « Shôbôgenzô », l’ouvrage majeur de Dôgen, qui n’est pourtant qu’une collection de kôans, a eu lieu avec Manzan Dôhaku (1636-1715) et Menzan Zuihô (1683-1769). C’est avec le Sôtô que le zazen, rebaptisé shikantaza, acquit ses lettres de noblesse : il fut désormais considéré non plus seulement comme un simple moyen en vue d’une réalisation spirituelle, mais encore comme l’expression la plus achevée de l’éveil ultime. Entre-temps, les tentatives de réforme au sein des deux traditions ont été stimulées par l’introduction en 1654 d’une nouvelle secte zen purement chinoise (par un certain maître Ingen, un Chinois naturalisé japonais), l’ôbaku, qui mit l’accent sur la pratique conjointe de la méditation et de l’invocation du nom du Bouddha Amida (nembutsuzen). Le zen, surtout sous la forme rinzai réformée par Hakuin, a été (re) découvert en Occident dans les années 1930 grâce aux ouvrages de Suzuki Daisetsu (ou Daisetz Teitaro Suzuki : 1870-1966), qui chercha, mais peut-être un peu tard, dans un retour au zen spontanéiste (primitif) de Bankei Yôtaku (1622-1693) une alternative à la discipline et à la ritualisation croissante du zen moderne qui en avaient fait l’un des instruments idéologiques du nationalisme japonais (la secte rinzai compte encore près de 6.000 temples aujourd’hui). L’ultime avatar sera le zen macrobiotique (du grec makros : grand ; et bios : vie ; soit le « régime de longue vie »), fondé et propagé en Occident après 1945 par l’Ecole Oshawa : il préconisa une réforme alimentaire sous la forme d’un régime céréalien (riz et soja principalement) basé sur les vertus du yin dilatateur et du yang constricteur. L’Occidental qui voit aujourd’hui dans la pratique du zen le secret du bien-être, sait-il seulement de quelle sorte de zen il s’agit ?

Sans oublier que le zen a également inspiré les arts martiaux japonais dont se sont progressivement entichés les Occidentaux, comme l’aïkido (qui se décompose en Ai : harmonie ; Ki : énergie et Do : voie), fondé par Ueshiba Morithei (1883-1969), qui doit originellement se pratiquer à mains nues entre, non pas deux adversaires, mais deux partenaires, le uke (celui qui accepte et chute) et le tori (celui qui projette) ; le judo ou « voie de la souplesse », créé par Jigoro Kano (1860-1938) qui adapta le ju justu art de la souplesse ») ou ju-jitsu technique de la souplesse »), une technique de combat à mains nues utilisée par les samouraïs de l’époque Edo (1603-1868), pour en faire un sport non-violent et non-offensif cherchant à construire un équilibre entre le corps et l’esprit ; le karaté École de la main vide »), crée en 1939 à Okinawa par Kenwa Mabuni (1889-1952), une utilisation rationnelle des armes naturelles du corps (poings, coudes, tranchant de la main...) ; et l’usage d’outils dont le nunchaku (un fléau de bois ou de cuir) utilisé par les paysans de l’île d’Okinawa, alors un royaume indépendant, lors de l’occupation japonaise à partir de 1600 ; le kendô voie du sabre » ou « École du sabre unique ») créé par le maître Ito au XVIe siècle ; ou encore le kinomichi voie de l’énergie »), créé en 1979 par Masamichi Noro (1935-2013), un mélange d’art martial et de gymnastique occidentale qui vise à l’harmonie par le biais du geste et du contact, basée sur le mouvement de spirale, symbole de la vie et du développement.

Toujours dans le cadre de cette fascination exercée par l’Orient en Occident, il y a eu aussi le développement de toutes les techniques de yoga « revisité », lequel n’a donc cessé de se réinventer :

- le yoga restauratif développé en 1971 par l’enseignante de yoga américaine Judith Hanson-Lasater et inspiré du livre « Light on Yoga » (1966) écrit par Bellur Krishnamachar Sundararaja Iyengar (1918-2014), qui prône l’immobilité et le confort en maintenant dans la durée des postures classiques et faciles (« demi-chandelle, héros couché, pigeon »...) afin que le corps travaille tout en décompressant au sens physique du terme ; on le nomme aussi yoga supporté, car il fait appel à des accessoires (couverture, coussin, sangle, brique...) ;

- le yoga nidra ou yoga du sommeil lucide, une pratique shivaïste développée dans les années 1950 par Swami Satyananda Saraswati (1923-2009) et introduite en Europe dans les années 1970 : en focalisant l’attention sur différents points du corps, elle induit une détente maximale qui plonge le sujet dans un état de conscience modifié (narayana des hindous) proche de l’hypnose ;

- le Yin yoga, créé dans les années 1990 par l’Américain Paul Grilley, alliant le yoga indien et la médecine chinoise au taoïsme, et basé sur le principe que le yin est associé à la réceptivité, contrairement au yang, relié à l’action : c’est donc un yoga passif, immobile (il faut tenir des postures plusieurs minutes sans bouger) et contemplatif, qui n’engage pas les muscles, mais les tendons, les ligaments, les articulations et les fascias, de façon à ce que le corps se relâche par palier, que le mental se décrispe et qu’on accède à un état méditatif ;

- l’Acroyoga, créé en 2003 en Californie par une enseignante de yoga, Jenny Sauer-Klein, et un champion de gymnastique acrobatique, Jason Nemer, et qui mêle trois disciplines ancestrales (le yoga, l’acrobatie et le massage thaï) pour donner au corps plus de flexibilité et d’agilité et une meilleure tonicité musculaire ;

- le Modo yoga, venu du Canada et introduit en France en 2017 par deux yogis, Lionel Forget et Guillaume Brun, se pratique dans une salle chauffée entre 35 et 37 °C avec postures debout et exercices au sol, la chaleur permettant d’éliminer les toxines en douceur ;

- le Yog’n Dance, mis au point par la coach sportive Julie Ferrez, associe danse classique, yoga et renforcement musculaire sur fond de musique actuelle ;

- le Fly yoga ou yoga aérien, créé en 2009 par le coach sportif Florie Ravin, alterne postures avec appuis au sol et mouvements doux dans un hamac sollicitant les muscles profonds.

Enfin, pour tous ceux qui seraient lassés de la gym ou de l’aérobic, il existe les arts corporels qui associent le plus souvent danse et exercice physique pour agir autant sur le corps que sur l’esprit. Par exemple :

- le NIA (« Now I Am », en français « Maintenant je suis »), importé en 2013 des États-Unis en France par Régine Petit, un professeur de danse et ceinture noire d’arts martiaux, s’inspire de ces derniers et du jazz, permettant de retrouver mobilité du corps, équilibre et amplitude des mouvements et, par son côté ludique et improvisé, libérant les émotions et jouant sur l’affirmation de soi ;

- le stretching dansé (aussi appelé « Mind and Body »), constitué de petites chorégraphie libres avec parfois des accessoires comme des ballons, et des exercices d’assouplissement, le tout sur fond de musique relaxante, permettant ainsi moins de raideur corporelle et une reprise de confiance en soi par un lâcher-prise ;

- la capoeira, importée du Brésil, mêle arts martiaux et danses africaines au son d’une musique festive, mime une lutte entre deux participants à l’intérieur d’une ronde (roda) formée par les autres et renforce ainsi le travail des membres inférieurs, mais surtout un éveil des sens pour esquiver les mouvements de « l’adversaire » ;

- le wutao, (du chinois wu : danse, éveil ; et tao : la voie) conçu par Pol Charoy, un conseiller chorégraphe scénique et ancien champion du monde de Kung Fu (1983) et Imanou Risselard, une enseignante de yoga, danseuse et comédienne spécialisée dans le « Théâtre Mouvement », est une pratique écologique corporelle qui prend ses racines dans le taoïsme et s’organise autour de la notion de qi, l’énergie vitale du corps ; son but est une prise de conscience, grâce aux mouvements ondulatoires du corps, de notre colonne vertébrale, lieu de toutes les tensions et torsions, et, avec le travail effectué au niveau de la cage thoracique, du cou et de la tête, une libération des émotions et une sensation de bien-être.

Toutes ces pratiques dansées sont en réalité une résurgence des antiques considérations sur les propriétés curatives de la danse, laquelle faisait partie de la panoplie des rituels de guérison du corps et de l’esprit, propriétés certes supposées, mais perpétuées au cours des âges. C’était l’époque où pensée magique et médecine se côtoyaient au risque de se confondre, puisqu’on trouve déjà dans les textes des pyramides l’usage de la danse contre... les piqûres de serpent ! Une croyance qui se perpétua d’ailleurs : en 1641, le père jésuite allemand Athanase Kircher (1602-1680) créa ainsi une danse pour lutter contre la morsure venimeuse de la tarentule ; ce fut la tarentelle qui est encore fêtée de nos jours dans les Pouilles (Italie du sud). De nos jours, la danse à visée thérapeutique (ou danse-thérapie) a été popularisée par l’enseignante et danseuse américaine Marian Chace (1896- 1970). Partant du principe que la danse permet d’extérioriser notre part intime par l’usage libre de notre corps et sa spontanéité, elle commença à observer chez ses élèves l’expression des maux les tourmentant par l’expressivité de leur corps et que la danse pouvait leur apporter apaisement et bien- être et ainsi leur permettre d’atteindre une harmonie personnelle à travers leur corps. En 1942, elle créa le tout premier atelier de danse-thérapie à l’hôpital Sainte-Elizabeth de Washington, et en 1966, l’American Dance Therapy Association. En France, ce fut la psychomotricienne Rose Gaetner (1924-2011), une danseuse classique de formation, qui proposa dans les années 1950 la danse- thérapie à des enfants psychotiques. Depuis, l’engouement pour cette forme de thérapie dansée l’a démocratisée et internationalisée. Elle fait même l’objet d’une communication dans la présente revue.

L’homme ne sait jamais ce qu’il veut et n’est heureux que lorsqu’il l’a obtenu ! Alphonse Karr (1808-1890)

Cette recherche incessante du bien-être par le biais des activités artistiques ou sportives corporelles a néanmoins connu son revers de la médaille. En effet, le culte hygiénique, diététique, thérapeutique dont on l’entoure, l’obsession de jeunesse, d’élégance, de beauté, de virilité et de féminité, les soins, les régimes, les pratiques sacrificielles qui s’y rattachent, tout cela a concouru à substituer le corps à l’esprit dans sa fonction morale et idéologique et à remplacer une dictature par une autre : celle de la forme et de l’apparence. À notre époque où l’image domine, où l’individu est roi, le corps n’est plus vécu comme destin, mais comme projection de soi. Cette affiche, il convient donc de la parfaire, de la réparer, d’en faire un objet idéal. L’historien Georges Vigarello (1993) a donné l’explication de ce basculement :

Le renouvellement de l’investissement sur le corps s’est imposé comme une vérité d’autant plus tangible que sont tombés les au-delàs ou que se sont effacés les grands messages. La conscience corporelle largement déplacée par la chute des transcendances, politiques, morales, religieuses : mieux s’éprouver, accroître le registre des sensibilités, ne pas vieillir.

Mais le corps a ainsi été étrangement dépossédé de son pouvoir existentiel, car, s’il a non seulement pris la place de l’esprit, il s’est aussi dévalorisé en croyant se libérer du poids de la culture. L’apologétique du corps s’est ainsi transformée progressivement en une pathologie de la peur d’exister, en une terreur à peine voilée du vieillissement et de la mort. En fin de compte, il semble bien que Spinoza eût raison quand il disait qu’on ne sait pas ce que peut le corps, car c’est de trop.

V CONCLUSION ET RÉFÉRENCES Conclusion

le savoir et d’avoir trop d’idées inadéquates à son sujet que l’on finit par l’idéaliser et le séparer de notre esprit. Du coup, bien loin de réactiver l’union de l’esprit et du corps, ce dernier a été dans une vision on ne peut plus sommaire, réduit à sa fonctionnalité primaire : le bilan de santé corporelle a ainsi remplacé le bilan de pensée, la bioénergie fait figure d’élan spirituel, la minceur et le bien-être sont devenus un marché de masse à force de produits light ou allégés. L’essayiste Gilles Lipovetsky (2006) dénonce ainsi le diktat de l’anti-poids et de l’antivieillissement, désormais partie intégrante de la culture du corps, chez la femme notamment :

D’un côté, le corps féminin s’est largement émancipé de ses anciennes servitudes, qu’elles soient sexuelles, procréatrices ou vestimentaires : de l’autre, le voilà soumis à des contraintes esthétiques plus régulières, plus impératives, plus anxiogènes qu’autrefois.

Mais le « Poids des apparences », pour reprendre le titre du livre du sociologue Jean-François Amadieu (2002), touche aussi bien les hommes, surtout dans les milieux où il y a un contact avec le public: artistes de scènes, journalistes de média télévisuels, grands dirigeants, hommes politiques... L’apparence physique, le poids et le tour de taille, mais aussi l’âge, sont très valorisés. Les émissions de téléréalité véhiculent auprès des jeunes spectateurs une image lisse du corps, sans poils, sans gras, leur laissant croire que c’est la norme vers laquelle ils doivent tendre et occasionnant des complexes et des souffrances psychologiques chez tous ceux qui ne rentrent pas dans le moule. Car ce sont les regards valorisants et bienveillants qui construisent l’estime de soi et développent la confiance en soi. Amadieu a ainsi remarqué que les beaux ont de meilleures notes à l’école, font de meilleurs mariages et de plus brillantes carrières : une personne séduisante est créditée de toutes les qualités et on la pense plus sociable, peu querelleuse, équilibrée, sensible, voire intelligente. Par contre, dans le domaine des crimes sexuels, ce sont les accusés au physique le moins avenant qui écopent des peines les plus lourdes au tribunal. Comment l’expliquer ? Les neurosciences ont montré que le cerveau opère une sélection : la vue du beau active les circuits de la voie hédonique et génère une sensation de plaisir, alors que le laid pousse à fuir, et cela dès le premier contact (Gandolfo et Mourard, 2012). Pour cela, et pour des questions de survie, l’Homme a mis en place, depuis la nuit des temps, des catégories et des stéréotypes « à fuir » ou « à séduire », variables selon la culture (les critères de beauté diffèrent par exemple entre les ethnies africaines, asiatiques, américaines...), mais identiques au sein d’une même culture : avec la mondialisation cependant, ils sont devenus des normes et des standards quasi-universels. Et Amadieu de conclure :

L’apparence est l’un des facteurs les plus insidieux de discrimination.
Pas sûr que la société contemporaine se soit débarrassée de son angoisse existentielle, même si le

motif a en partie changé depuis celui des origines...

Références (exemples à suivre)

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